Marion Cocquet et Marie Vaislic, Il n’y aura bientôt plus personne, Grasset, 17/01/2024, 148p., 16€.
Marie Vaislic est arrêtée par la Gestapo à Toulouse le 24 juillet 1944. Agée de 14 ans, sans ses parents ni son frère, elle est d’abord déportée vers le camp d’extermination de Ravensbrück (au nord de Berlin) puis, alors que la capitulation de l’Allemagne approche, vers celui de Bergen-Belsen (au nord de Celle) dont elle sortira vivante en juin 1945.
Accompagnée par Marion Cocquet, Marie Vaislic a accepté, à 93 ans, de livrer un témoignage sur son expérience de la Shoah notamment pour conjurer sa crainte que celle-ci devienne trop vite une page d’histoire parmi d’autres. Certes, il n’y aura bientôt plus personne vient s’ajouter aux nombreux livres-témoignages sur la déportation des juifs et juives mais, comme chacun de ceux-ci, le sien nous permet d’accéder à une manière personnelle, intime, de dire une extermination de masse monstrueuse, la rendant ainsi d’autant plus incarnée et incontestable.
Du témoignage de Marie Vaislic on retient notamment sa parole sobre et sans détour qui rend compte de son profond étonnement de découvrir sa judéité à l’occasion de son arrestation, des terribles ravages de la déportation sur les corps et de la volonté de survivre coûte que coûte quand la mort “était un paysage familier, le décor et la matière des jours”.
"Je ne savais pas que j’étais juive, c’est la guerre qui me l’a appris"
L’enfer concentrationnaire que Marie Vaislic va connaître durant un an commence lorsque, raflée en pleine rue, très probablement sur la dénonciation du cordonnier de sa famille, elle apprend ébahie qu’elle a été arrêtée parce qu’elle est juive.
Marie a grandi dans une famille où l’on ne parlait pas de religion. Tous deux juifs polonais, ses parents se sont installés en France dans les années 1920 pour échapper aux pogroms qui sévissaient dans leurs pays de naissance et dont une grande partie des leurs avaient été victimes. Tenaillés par la peur d’être identifiés comme juifs, les parents de Marie ont fait le choix de cacher leur judaïté pour protéger leurs enfants des discriminations et, surtout, des exactions à l’encontre de leur communauté qui pourraient peut-être se produire dans leur pays d’accueil.
Marie se souvient qu’à l’époque où son enfance s’est déroulée, il était habituel que les parents n’échangent pas avec leurs enfants : “ils occupaient leur place, nous la nôtre, on grandissait dans cet ordre des choses”. Quand ses parents parlaient en polonais – une langue qu’ils n’avaient pas transmise à leurs descendants – Marie sentait confusément qu’ils évoquaient des sujets difficiles mais elle ne posait pas de questions ; comme elle le précise, “cela ne se faisait pas”. Apprenant qu’elle est juive au moment où son sort est désormais entre les mains des nazis, Marie en a voulu à ses parents pour leur silence, pour l’immense désarroi dans lequel ils l’ont plongée quand sa vie a brutalement basculé dans les ténèbres.
Marie Vaislic n’a pas souhaité que ses deux fils ne sachent pas d’où ils venaient, ne connaissent rien de la religion juive et de la Shoah. Elle s’est informée pour pouvoir répondre à leurs questions. Ce n’est pas “l’esprit de piété” qu’elle leur a communiqué car elle “n’a pas été conformée pour ça”. Elle a tenu à les sensibiliser et les alerter, comme les collégiens et collégiennes auprès de qui elle témoigne aujourd’hui, sur l’Holocauste “qu’il est presque impossible de dire, mais impossible de taire”.
Le camp d’extermination ou l’épreuve d’être dépossédée de son corps
Dès son acheminement en train vers l’univers concentrationnaire, Marie Vaislic a bien sûr pris de plein fouet les violences faites au corps des personnes déportées mais elle a aussi compris que sa survie dépendrait de l’obligation absolue de préserver au mieux le sien.
Elle se souvient douloureusement des tinettes au milieu du wagon où l’on faisait ses besoins au déni de toute pudeur ; plutôt que de subir l’humiliation “de devoir se déculotter comme ça au milieu de tout le monde”, elle a préféré se retenir jusqu’à s’en rendre malade et s’évanouir. De son arrivée à Ravensbrück, alors que dépouillée de ses vêtements elle se trouvait dans la file d’attente, elle n’a pas oublié la femme nue, assise de dos, la moitié du crâne déjà rasée : “je voyais la masse de cheveux à ses pieds, et ses épaules qui tremblaient tandis qu’elle pleurait”. Là, elle a fait l’expérience “de la terreur toute pure” en apercevant “sur des lits d’autres femmes nues, allongées, rigides comme des cadavres et des personnes qui fouillaient à l’intérieur d’elles, le bras planté entre leurs jambes pendantes”. C’est son “corps balbutiant” d’adolescente qui, en cet instant, l’a sauvée de l’inimaginable mais sans lui ôter l’effroi qui ensuite hanterait ses nuits.
Tout faire pour ne pas être rasée s’est imposé à Marie comme une résistance, une aide à survivre. Chaque jour elle avait l’obsession de savoir si sa chevelure n’était pas infestée par des poux et autres parasites. Elle était convaincue que si elle perdait ses cheveux, elle renoncerait. Alors que la solidarité entre déportées était quasi inexistante en raison des conditions de vie abominables, qu’impuissantes, elles subissaient et de l’impératif vital de défendre sa ration de nourriture chaque jour, avec une autre adolescente, elles ont instauré une vérification quotidienne minutieuse et réciproque de leur chevelure.
Plus généralement, Marie a très vite saisi qu’il ne fallait surtout pas commencer à se laisser aller, à se négliger mais, à l’inverse, qu’il était nécessaire de tout mettre en œuvre pour rester debout. Elle sait que sa jeunesse l’a aidée à ne pas succomber sous l’effet dévastateur des humiliations faites au corps des déportées. D’emblée, elle a compris qu’elle devait s’attacher à ne pas attirer l’attention criminelle des stubowas (les cheffes de blocs) et des autorités du camp : elle savait qu’un simple regard pouvait déchaîner de leur part une violence terrible et insensée. Ayant échappé au travail forcé qui abîmait affreusement les corps jusqu’à vous en déposséder totalement, elle a beaucoup « marché pour ne pas mourir », avec le souci impérieux d’être invisible.
Survivre en côtoyant quotidiennement la mort
À Ravensbrück et à Bergen-Belsen la mort comme proche avenir était infiltrée partout. Ainsi, semant sans répit les maladies infectieuses, en conquérante toujours plus dévastatrice, elle colonisait les corps aux défenses épuisées. Son odeur de brûlé “était insidieuse comme une angoisse, elle s’enroulait autour de vous, elle vous collait à la peau”. Sans relâche, la mort rappelait aux personnes déportées que bientôt leur tour allait venir, qu’elle finirait par triompher des corps saccagés, forçant à l’abandon de soi, spoliant la dignité.
L’habitude de la mort faisait partie de la vie quotidienne du camp de concentration : l’appel du matin servait à compter les morts, “à faire des soustractions et des listes jusqu’à être sûr que le compte soit bon”. Face à la mort comme proche avenir quasi-certain, Marie Vaislic a compris qu’il ne fallait pas cesser de vouloir vivre à tout prix. Elle savait que ne pas se cramponner à cette exigence, presque folle et démesurée en un tel lieu, signifiait immanquablement que “vous n’en aviez plus pour longtemps”.
Marie Vaislic est aujourd’hui révoltée par le déni de celles et ceux habitant près des camps qui ont osé soutenir qu’ils ne savaient rien du génocide de grande ampleur qui y était à l’œuvre. Ulcérée, elle se demande comment ces gens pouvaient vivre avec l’odeur de brûlé qui “devait être chez eux tous les jours. Dans leur soupe quand ils s’asseyaient à la table du dîner, dans leurs draps quand ils se mettaient au lit. Comment ils pouvaient vivre avec ça ?”.
Il n’y aura bientôt plus personne relate avec une fermeté implacable et une émotion intense comment une adolescente a vécu le processus de mise à mort programmée des juifs et juives par le système nazi. La narratrice interroge également le silence qui, le plus souvent, a accompagné le retour des personnes déportées ; elle souligne que cette chape de silence a notamment produit des victimes qui ont longtemps préféré se taire sur l’inconcevable pourtant devenu à leurs dépens une réalité irrécusable.
Chroniqueuse : Eliane le Dantec
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