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1923 : “Three Ages”, film muet de et avec Buster Keaton. Il y apparaît, fièrement campé en haut d’une falaise, un énorme gourdin à la main et, jetée en travers de son dos comme un sac de patates, sa partenaire Margaret Leahy, qui s’accroche comme elle le peut pour éviter de se fracasser au sol.
Cette vision du “couple” préhistorique, directement issue du XIXe siècle a durablement marqué les esprits, y compris ceux des scientifiques jusqu’à une date récente. C’est simple : chez homo sapiens, l’homme fait à peu près tout. Il taille les outils et les armes. Il chasse (notamment le mammouth), subvenant ainsi aux besoins de sa famille et de son clan. Il invente tout ce que le genre humain doit trouver afin de survivre dans un environnement où sa situation de “singe nu” le rend particulièrement vulnérable. Mais il a aussi des activités intellectuelles : ainsi, il crée l’art au fond de grottes qu’il orne de splendides fresques et sculptures. Peut-être même invente-t-il la musique ? La religion ou d’autres formes de spiritualité ? Et puis progressivement, il met en place tous les aspects économiques, politiques, d’organisation sociale qui le mèneront peu à peu à devenir le maître du monde.

Et elle, Madame Sapiens, que fait-elle pendant ce temps ? C’est très simple et c’est déjà beaucoup : tant qu’elle est en état de procréer, de temps en temps, elle recueille la semence masculine, exclusivement par le biais du “coitus more ferarum”– plus connu sous le nom de “levrette” – (car ils ne connaissent pas encore le Kâma Sûtra et puis que de toute façon l’homme, trop occupé, va droit au but.) Elle tombe alors enceinte. Elle allaite ses enfants et les protège (mal), comme elle peut. D’ailleurs, lorsque “Rahan” part à la chasse, peut-être même parfois à la guerre, elle se terre avec eux au fond d’une grotte ; mais pas dans celles qui sont ornées, car elle n’y a pas le droit d’y pénétrer. Et elle attend, craintive, son retour en espérant ne pas faire l’objet de l’un de ces rapts que l’art pompier du XIXe siècle a abondamment mis en scène (voir par exemple l’œuvre de Paul Jamin 1853-1903, particulièrement prolifique en clichés de femmes apeurées, kidnappées, trimballées comme de simples objets.) Tout au plus, à cette époque lui concède-t-on qu’elle puisse avoir quelques connaissances botaniques. Si Homo Sapiens peut mettre un peu de persil sur le gigot de renne, c’est à elle qu’il le doit.

Pour le reste, tout le reste, c’est l’homme. Il est plus grand. Plus fort. Son cerveau, logé dans une boîte crânienne d’un volume supérieur à celui de la femme est forcément plus développé. N’oublions pas, en effet, que de nombreux scientifiques de cette époque ne reculent devant rien pour “démontrer des évidences” telles que l’inégalité des races et bien sûr “la supériorité” de la race blanche. Alors la femme… Rangée entre le “nègre” et l’orang-outan, cela ne pose aucun problème ; sur aucune de ces questions, d’ailleurs…

Et il est étrange que cette vision hyperphallocentrique ait pu persister aussi longtemps. Car elle déborde en effet largement sur le XXe siècle. Souvenez-vous de Raquel Welch dans “un million d’années avant JC” (1966), paradant en bikini de fourrure qui ne celait rien de ses courbes généreuses…
heureusement, cela ne fait depuis quelques décennies qu’une autre vision est apparue. Et s’il est certain, comme le remarquent les auteurs de “Lady Sapiens” que cette dernière participe “de la déstructuration des stéréotypes de genre en cours dans notre société”, ce n’est absolument pas à un contre-pied féministe que cela est dû, mais tout simplement à l’irruption massive de la science dans l’étude des nombreux vestiges que nous ont légués nos ancêtres. Si ce livre nous montre de manière très convaincante que “Lady Sapiens” est tout aussi responsable que “Mister Sapiens” de ce qu’a construit l’humanité depuis ses origines, c’est en prenant appui sur des données scientifiques et techniques qui ne supportent pas la contestation. La microtomographie, les microscopes électroniques, la paléogénétique et les travaux sur l’ADN, la carpologie (étude des graines retrouvées sur des sites préhistoriques), mais aussi la primatologie, l’anthropologie culturelle bien sûr et – avec une très grande prudence –, l’ethnologie, le comparatisme ethnographique, sont à l’origine de cette véritable révolution scientifique et culturelle qui amène à bousculer des idées jusque-là essentiellement fondées sur le suprématisme du mâle, de surcroît blanc.
Pour la première fois de sa longue histoire, la femme préhistorique commence à exister. Et alors que voit-on ? Certes, la confirmation de son rôle fondamental de procréation. Mais aussi, qu’à l’instar du mâle, elle était chasseresse et même, qu’elle pourvoyait sans doute plus encore que lui aux besoins alimentaires quotidiens, par le biais de la “petite chasse” (gibiers de petite taille, poisson, collecte de crustacés mollusques etc.)

Par ailleurs, son rôle dans la connaissance des plantes est désormais jugé comme essentiel. Il est même probable que les premiers meuniers étaient des meunières. Mais elle est aussi artisane, (poterie, vannerie, confection de vêtements, de chaussures.) Pour autant, n’est-elle cantonnée qu’à des tâches strictement utilitaires ? Pas du tout ! Sa présence dans les grottes ornées est désormais clairement établie (étude et mesure des traces de pas retrouvées dans ces grottes). Des mains négatives qui décorent les parois de certains de ces sanctuaires de l’art sont catégoriquement des mains de femmes. On ne peut en revanche affirmer qu’elles auraient peint ou sculpté ces fresques. Mais on ne peut pas non plus l’infirmer.
De même, rien ne permet plus d’écarter l’idée qu’elle ait pu être à la tête d’un clan. Un exemple parmi tant d’autres : en 1872, des fouilles exécutées près de Menton livrent la dépouille inhumée avec le plus grand soin et accompagnée d’un décorum impressionnant, d’un personnage, instantanément baptisé “l’homme de Menton.” Récemment, cet homme est devenu “la dame du Cavillon”. Et la science l’affirme sans le moindre doute : ce personnage très important était bel et bien une femme…
“Lady Sapiens” ; un ouvrage qui bouscule enfin les préjugés ! Ce livre est amené à devenir une référence. On y apprend une masse d’informations sur le Paléolithique en général, et sur la place tenue par la femme en particulier. Sans que jamais ce livre précieux ne se départisse d’une évidente objectivité : les certitudes, tout comme les conjectures sont traitées comme telles.
Et pour finir, je me rallie sans hésitation à sa conclusion :


Lady Sapiens sort enfin de l’ombre, libérée du poids des préjugés. Son souffle, ses pas, ses gestes retrouvés nous invitent à redécouvrir l’histoire de nos origines. Une histoire sensible et plus juste de femmes et d’hommes unis dans une destinée commune dont nous sommes les héritiers.

Guillaume SANCHEZ
articles@marenostrum.pm

Cirotteau, Thomas – Kerner, Jennifer – Pincas, Eric, avec des illustrations originales de Pascaline Gaussein, préface Sophie A. de Beaune, “Lady sapiens : enquête sur la femme au temps de la préhistoire”, Les Arènes, 09/09/2021, 1 vol. (247 p.), 19,90€

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