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Pascal Manoukian, La pesée des âmes, Erick Bonnier, 26/04/2024, 310 pages, 22€.

Au cœur d’Alep en ruine, la guerre impose une « Lomtalanitas » permanente. On y trie les âmes comme à Budapest, les vieux objets, en les pesant sur la balance de la survie. Face au cynisme du monde, Pascal Manoukian, dresse le portrait d’un jeune reporter confronté au choix de son camp. Avec un rare talent de conteur et une maîtrise exceptionnelle de la mise en scène, il dresse le tableau implacable des mécanismes insidieux du renoncement, de la lâcheté et de la déraison qui sous-tendent les guerres d’hier et celles d’aujourd’hui.

Alep, miroir du chaos

« La tâche première d’un commandant est de préserver ses hommes de la mort. Autrement de commandant, on devient gardien de cimetière« . En reprenant la citation d’Albert Londres punaisée au-dessus de son bureau, Philippe Josse, journaliste iconoclaste d’Horizon, définit parfaitement l’atmosphère qui émane de La pesée des âmes.
Dès les premières pages, le lecteur se trouve projeté au cœur de la guerre syrienne, plus précisément à Alep, cité millénaire réduite à un amoncellement de gravats par la violence des combats. Sous l’ombre de ces ruines chargées d’histoire se joue le destin tragique d’un peuple et celui plus intime d’un jeune reporter au nom symboliquement lourd à porter.
Pascal Manoukian, maître du récit sensible et chroniqueur aguerri des drames intimes, choisit Alep comme théâtre de ce choc des consciences dont l’onde de choc irradie bien au-delà du conflit syrien, jusqu’aux tréfonds de l’âme humaine.

Deux regards sur la guerre : entre fascination et déchirement

C’est au milieu de ce chaos qu’Ernest, le journaliste en quête de sensations, croise la route de Nazélie, archéologue contrainte à l’exil dans son propre pays. Deux regards que tout oppose, a priori, mais qui vont se confronter, s’apprivoiser puis s’unir, face au besoin de témoigner malgré le danger, et au devoir de survivre.
Ernest est un journaliste atypique. L’urgence de documenter l’horreur est chez lui un mélange complexe d’idéalisme et de fascination morbide qui s’apparente à une véritable addiction dont les symptômes le rongent. Louise, sa compagne, en dénonce les signes précurseurs avec lucidité : « Auras-tu un jour envie de te calmer ?« . Une interrogation qu’Ernest esquive, par peur de devenir prisonnier d’un désir qui le dépasse : celui d’une expérience intense à la limite du suicide, dont il tente de masquer l’attirance derrière son devoir d’informer.
Nazélie est tiraillée par une tout autre contradiction. Exilée dans son propre pays, prisonnière à la fois des bombes et de son héritage elle aspire paradoxalement à fuir les siens : « J’aimerais tellement un jour me dégager du malheur des miens pour en retrouver d’autres« , confie-t-elle à Ernest dans une phrase terriblement révélatrice du degré de désespoir auquel la guerre l’a amenée.
L’auteur met en scène, avec une grande puissance évocatrice, ce paradoxe : la rencontre improbable d’une âme en quête de sensations fortes et d’un cœur brûlant d’échapper à ce qu’il lui reste d’humanité.
L’un s’acharne à témoigner pour tenter de donner du sens au chaos et l’autre à en préserver précautionneusement les preuves contre l’oubli : « Tu vois Ernest, jadis Hannibal a emmené ses éléphants mourir à Alep« , lui dit la jeune Arménienne devant les vestiges d’une Syrie millénaire.  » Tu connais les derniers vers de Mahmoud Darwich ?« , lui demande-t-elle en le confrontant à ses propres tourments : « J’ai la nostalgie du café de ma mère, du pain de ma mère, des caresses de ma mère, et si je mourais j’aurais honte de ses larmes ».

Horizon sous l’emprise de la "routine du renoncement"

À Paris, la reddition des consciences s’opère graduellement à Horizon, dans l’indifférence quasi générale, comme sous l’effet d’un gaz insidieux qui anéantit les volontés une à une.
Louise assiste au naufrage de ses espoirs avec la lucidité de celle qui observe défiler le monde sur la table de sa salle de montage. Sur celle-ci, à côté du clavier et des boîtes de pizza vides, elle a étalé « Pour qui sonne le glas » comme une prémonition : son prénom l’avait enchantée au début, mais elle désespère à chaque retour d’Ernest de le voir retomber dans le bonheur d’un amour de première fois, incapable d’une fidélité au long cours.
« Les idées sont comme la peau« , se désole Bravache. « Une fois égratignées plus rien ne s’oppose à leur contamination« . L’ancien combattant observe impuissant ses convictions s’effondrer les unes après les autres, comme les étages d’Alep sous les bombes russes.
« Tu devrais lui envoyer celle du service des eaux« , ironise Josse devant son découragement. « Pensez à payer votre facture sinon ça risque de couper« . Mais le rire jaune n’est plus un privilège de journalistes iconoclastes : tout Horizon semble s’accommoder du nouveau déluge, chacun se débattant seulement avec la peur d’y perdre ses privilèges.

Un "cheval de Judas" à la place de l'information

Victor Bellonne, le gourou du divertissement assume, cyniquement le massacre des grands principes, comme il gère ses abattoirs : « Faites ce qui vous plaît, je paye c’est tout« . Ses alliés hongrois n’en ont aucun remords. « Les services spéciaux de Bachar s’en occupent s’il le faut », confie l’un d’eux à Bravache en s’offusquant de sa naïveté : la Syrie n’est pas plus loin de Paris que l’honnêteté de ses propres affaires…
« Le journalisme est interdit ici Ernest », hurle Nazélie devant l’intensification des combats. « Il n’y a plus qu’à fermer les yeux et à prier ». Mais lui a déjà choisi de fuir à l’envers : s’enfermer dans la citerne du reportage pour sauver l’âme des Alépins que ses confrères parisiens laissent déjà s’échapper vers Lesbos, sur un canot pneumatique, pour divertir les téléspectateurs de l’été.

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