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Plus bas, vers le verger de César, le chant d’une chouette chevêche ressemble au miaulement d’un chaton apeuré. Ces cris plaintifs, presque poignants, sont ceux d’une tueuse. À cette heure tardive, elle a pour habitude de faire halte sur le vieux poirier. Je repère sa silhouette compacte qui rappelle un poing fermé. La voilà qui s’élance dans un vol onduleux. Elle prend de l’altitude, se hissent par les sentiers d’air qui naissent des inspirations et des expirations du massif de l’Argentu. À Ogliano, les montagnes occultent la quasi-totalité du ciel.

C’est sur cette description saisissante d’un monde clos que s’ouvre le beau livre d’Éléna Piacentini. Entre roman noir et tragédie grecque, il nous parle d’une Corse sauvage, âpre et violente, propice à l’exacerbation des sentiments. Cette vision d’une chevêche en plein vol n’a rien d’innocent. L’oiseau de Minerve précède le leitmotiv de la figure d’Antigone, qui rythme le récit, et, à l’instar de la fermeture du ciel, l’inscrit dans une dimension tragique. Les grands espaces, les paysages de l’Argentu sont à la mesure du caractère des personnages, enfermés dans une insularité à laquelle certains tentent d’échapper, avant d’y revenir, comme Libero, le protagoniste du récit. L’enfermement qui caractérise la tragédie intervient à tous les niveaux. Raffaele, une des figures les plus attachantes du récit, échappe à son destin initial pour faire face à une autre forme d’enfermement, inattendue, mais qu’il choisit.

La voix de Libero, retranscrite en caractères romains, ouvre le texte. Des narrateurs secondaires interviennent, Herminia, Gianni, Argentu ; le baron, Argentina, etc., dont les propos sont retracés en italiques, pour composer une sorte de chant choral, à l’image des polyphonies corses. Car l’existence, dans ce village imaginaire d’Ogliano, est tissée de secrets et de non-dits, chacun connaissant une partie de la vérité. Parmi les habitants, on dénombre Herminia, la folle, qui refuse de rendre au baron Delezio le champ d’oliviers de Vitalio, qu’elle s’apprêtait à épouser et qui a disparu. Le seigneur du village, qui confesse un lourd secret de famille au prêtre. Le monstrueux Lenzani (“Lenzani le Long était pour moi Lenzani la Brute”, confie Libero), homme de main de Dario, un chef mafieux, et Gianni, son neveu. Argentina, la mère de Libero, et son grand-père, Argentu Solimane, observent aussi une omerta séculaire.

Moi, Libero Solimane, fils d’Argentina Solimane et d’elle seule, petit-fils d’Argentu Solimane dernier des chevriers, je suis né là-haut. 

Cette généalogie incomplète fait surgir la notion de mystère. Libero ignore qui est son père, et ne l’apprendra que tardivement, grâce à un regard. Il y a aussi Tessa, la femme fatale, épouse du baron, dont il est amoureux, César, le carabinier qui lui a servi de père sans jamais oser courtiser sa mère et qui crée des bijoux en filigrane d’argent, depuis on ne sait quel drame. Pourquoi s’obstine-t-il à fabriquer des gobe-mouches de plus en plus petits, et pour quelle raison arrête-t-il de le faire ? Qu’est devenu le fiancé d’Herminia ? Sa disparition est-elle à l’origine de sa folie ? Odieux ou attachants, les personnages du roman se caractérisent par leur force intérieure, leur ténacité, leur sauvagerie parfois, jusqu’au chien Lazare, plusieurs fois revenus d’entre les morts.

Le dernier, borgne, galeux, maigre comme un Christ, poussait des râles d’agonie en tentant de se maintenir sur ses longues jambes flageolantes. En le prenant dans mes bras, j’avais craint que ses os ne se disloquent. Par miracle, il avait survécu. Depuis lors, il marchait dans mon ombre, sa pupille d’or attachée à mes pas, le museau prêt à se nicher dans ma paume.

Le mythe d’Antigone ponctue le récit. Livre dont Raffaelle ne se sépare jamais, il devient, comme les cailloux du petit Poucet, un moyen d’aider à retrouver sa piste par ceux qui le cherchent. Mais le mythe revêt d’autres fonctions, que révèle peu à peu le récit. Il sert au jeune homme à reprendre espoir pendant sa détention. Message laissé par son jumeau défunt, il finira par contraindre Raffaelle à incarner cette figure de justicier dont Antigone est le modèle.

Cette nuit-là, je relus la pièce en entier. Elle débutait après une guerre de succession qui aurait pu se dérouler à Silano. Les deux fils d’Œdipe s’étaient entretués au pied des remparts de Thèbes. L’un les avait défendus. L’autre avait voulu les abattre. Pour le trône, quoi d’autre ? L’oncle Créon rafla la mise. Il proclama que le premier Etéocle, aurait droit aux honneurs, tandis que le second, Polynice, serait privé de tombeau, livré aux rapaces et aux chiens. Antigone viola le décret de Créon et recouvrit de terre la dépouille de son frère.

L’enlèvement du fils du baron par son ami d’enfance, contre rançon, contraint Libero, poursuivi par le ravisseur, à se réfugier dans des grottes que lui a montrées son grand-père, une topographie dont les repères sont dictés par l’imagination. Un labyrinthe, qui abrite “une forme de magie”, est supposé avoir été habité par les fées : “Trois démons à l’entrée, un géant dans la clairière, une demoiselle devant un mausolée, un godillot abandonné dans l’escalier, un dernier pas de danse…”

Le décor tout entier s’avère féerique : “Des forêts et des jardins habités de chimères avaient poussé au plafond et leur rosée ensemençait des vasques en forme de nénuphars géants. Voûtes, sculptures, colonnades, bas-reliefs, les fées avaient bien travaillé”. Il sert de cadre aux scènes d’amour du roman, d’où la tendresse n’est jamais absente. Libero, Argentina, César ont aimé avec passion, dans toute la fougue de leur jeunesse. Dans cet univers de vendetta, popularisé par Mérimée dans Colomba, et gangrené par la Mafia, certains personnages sont capables de sentiments authentiques, de sincérité, d’amour, de rédemption, de fidélité.

Ce qui nous distingue les uns des autres, c’est ce qu’on fait de sa colère, tout le monde n’a pas la chance de croiser un père Francesco. Tout le monde ne réussit pas à trouver ses fils d’argent.

Une métaphore que l’on retrouve dans la dédicace que l’auteure destine à ses filles, et qui renvoie tant au métier de Cesare, créateur de bijoux en filigrane, que des orientations qui nous guident dans l’existence.
Envoûtant, implacable, guidé par un enchaînement de faits qui détermine le destin des personnages, Les silences d’Ogliano résonne dans l’esprit du lecteur, une fois refermé. Le beau roman d’Élena Piacentini se caractérise par sa langue, précise et poétique, qui célèbre la beauté des paysages corses, et met en évidence la dimension tragique des êtres et de l’espace.

Marion POIRSON-DECHONNE
articles@marenostrum.pm

Piacentini, Éléna, Les silences d’Ogliano, Actes Sud, Domaine français, 05/01/2022, 1 vol. (203 p.), 19,50€.

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