André Suarès, Ariel dans l’orage, Le Condottière, 06/02/2025, 384 pages, 20€
Dans un siècle saturé d’échos et d’incessants murmures, la réédition d’Ariel dans l’orage d’André Suarès surgit tel un phare dans la brume. Redécouvrir Suarès, c’est se confronter à une pensée d’une densité rare, un torrent d’idées qui embrasse l’esthétique et l’éthique dans un même souffle impétueux. Chroniqueur lucide des tempêtes du XXe siècle, ce maître méconnu, adulé par les plus grands esprits de son temps, nous offre dans ces pages un antidote puissant contre la médiocrité ambiante, un appel vibrant à la grandeur et à la liberté intérieure, une exploration passionnée de la beauté comme seule boussole dans les ténèbres de l’existence. Se plonger dans Ariel dans l’orage, c’est renouer avec une voix prophétique, d’une étonnante modernité, capable d’éclairer nos propres errances et de raviver en nous la flamme fragile de l’idéal.
Un écrivain contre son temps
Qui était donc André Suarès, cet écrivain immense dont le nom, paradoxalement, ne résonne que trop rarement aux oreilles du grand public ? Ses contemporains, pourtant, ne s’y trompaient guère. De Gide à Claudel, de Zweig à Rilke, de Magre à Malraux, les plus hautes figures littéraires du XXe siècle percevaient en Suarès non un simple écrivain de talent, mais un esprit d’exception, une conscience intransigeante, un prophète laïc dont l’œuvre, telle une « voix qui crie dans le désert », interrogeait avec une indéniable acuité les fondements mêmes de la civilisation moderne. Il composa plus de cent livres, autant d’explorations incandescentes des territoires les plus secrets de l’âme humaine, autant de javelots acérés lancés contre les compromissions et les bassesses de son temps. Son œuvre, foisonnante et inclassable, se dresse comme un monument littéraire singulier, oscillant entre mysticisme et ironie, classicisme et fulgurances baroques, méditation philosophique et envolées lyriques. Et pourtant, cette œuvre considérable demeure étrangement confidentielle, prisonnière d’un oubli immérité, réduite à un cercle d’initiés, tandis que son nom, par un étrange caprice de l’histoire littéraire, n’évoque plus qu’une ombre incertaine dans la mémoire collective.
C’est dans ce contexte paradoxal que la réédition d’Ariel dans l’orage revêt une importance particulière. Ces pages inédites ou introuvables, publiées ici près d’un siècle après leur conception, nous plongent au cœur de la pensée de Suarès, à l’aube des tourmentes qui allaient embraser le XXe siècle. Écrit entre les deux guerres mondiales, dans un monde déjà traversé par les spasmes de la modernité et la montée des totalitarismes, ce texte se révèle d’une saisissante actualité. Il porte en lui la fièvre d’une époque incertaine, la conscience aiguë d’un monde en mutation, et l’angoisse profonde face à la fragilité de la civilisation. C’est un texte vibrant, prophétique, où la méditation esthétique et l’engagement politique s’entremêlent inextricablement, offrant une clé de lecture précieuse pour comprendre non seulement l’œuvre de Suarès, mais aussi les enjeux spirituels et intellectuels de notre propre temps.
Suarès, le chevalier du Verbe
Plus qu’un écrivain, Suarès se présente, à la lecture d’Ariel dans l’orage, comme un véritable « chevalier du Verbe », investi d’une mission sacrée : celle de sonder les profondeurs de l’âme humaine, d’explorer les territoires inexplorés de la conscience et de traduire l’ineffable beauté du monde en une langue incandescente. L’écriture n’est point pour lui un simple métier, ni l’expression d’une vanité littéraire, mais une ascèse, un sacerdoce, un sacrifice consenti sur l’autel de l’idéal. C’est ce que clame haut et fort Stéphane Barsacq dans la préface : « C’est que pour Suarès, tout était, tout se devait d’être fondé en esprit : il vivait dans l’idée d’un sacrifice perpétuel par et pour la poésie et l’œuvre à venir ». L’œuvre à venir, l’œuvre à faire, obsède Suarès, tel un fantôme familier, elle devient le moteur de son existence, l’aiguillon qui le pousse sans cesse à dépasser ses limites, à se dépasser lui-même dans une quête perpétuelle de perfection et de vérité. À la manière des mystiques, il perçoit l’acte d’écriture comme une forme de « voie », une discipline spirituelle rigoureuse, où la souffrance et le renoncement se transmuent en une force créatrice. « L’œuvre de patience et d’amour, la création est dans la douleur », écrit-il, condensant en une formule lapidaire sa vision ascétique de l’art.
Cet engagement spirituel transparaît dans sa conception de la beauté. Loin d’une esthétique purement formelle, réduite à la vaine virtuosité ou à la recherche d’un plaisir fugace, Suarès conçoit la beauté comme un vecteur de vérité, une révélation de l’essence profonde des êtres et des choses. Pour lui, la beauté n’est pas un simple ornement du monde, mais son âme la plus profonde, son langage le plus secret. « Avec Suarès, on assiste à la création de la Création, d’un point de vue divin », affirme Stéphane Barsacq, soulignant la dimension quasi théologique de cette esthétique, qui transfigure le réel pour en révéler la beauté intrinsèque, la présence divine immanente.
Un pamphlet contre les compromissions intellectuelles
Ariel dans l’orage se déploie également comme un virulent pamphlet contre la médiocrité sous toutes ses formes, contre les compromissions intellectuelles et les lâchetés du monde moderne. Suarès fustige avec une véhémence parfois féroce la bassesse des âmes, la vulgarité ambiante, le triomphe des opinions toutes faites et la perte du sens de la grandeur. Selon Edmond Jaloux, il pourfend les « âmes de pions », ces esprits serviles, incapables d’accéder à la vérité et à la beauté, « ces casques de critiques qui ne peuvent pas perdre l’odeur de leur hareng ». L’essayiste s’érige en pourfendeur de la médiocrité, en défenseur intransigeant de la pensée libre et audacieuse, en chantre de la solitude du penseur face à une société qui, selon lui, a perdu le sens de la hiérarchie et ne récompense plus que le médiocre.
Ce pamphlet s’adresse avant tout à ses contemporains, à cette « plèbe confuse » engluée dans le matérialisme et la superficialité, aveuglée par les « fausses lumières » du siècle. André Suarès n’hésite pas à égratigner les figures intellectuelles de son temps, dénonçant avec une ironie mordante leurs faiblesses et leurs compromissions. Il stigmatise avec virulence « l’industrie de la culture », les modes intellectuelles éphémères, les académismes stérilisants et toutes les formes de pensée « normalisées », standardisées, qui étouffent la voix singulière et irréductible du génie. « Seuls, les hommes arrivent à nous dégoûter de la pitié », assène-t-il, traduisant avec amertume son profond désenchantement face à une époque qu’il juge incapable d’apprécier la véritable grandeur et de reconnaître la valeur inestimable de la pensée libre.
Mais cette critique acerbe n’est pas celle d’un misanthrope désabusé. Elle traduit, au contraire, un désir ardent de réveiller les consciences, de secouer les torpeurs intellectuelles et spirituelles, de réhabiliter la grandeur oubliée et de rallumer la flamme fragile de l’idéal. C’est une invitation à la lucidité, une incitation à refuser la facilité des opinions reçues et à embrasser la voie exigeante de la pensée autonome, affranchie des illusions du siècle.
Une vision prophétique et politique
Ariel dans l’orage est aussi, et peut-être avant tout, un texte profondément politique, traversé par une vision prophétique et un engagement civique farouche contre toutes les formes d’oppression et de totalitarisme. Suarès n’est pas un esthète replié dans sa tour d’ivoire, insensible aux convulsions du monde. Bien au contraire, son regard acéré embrasse les réalités les plus sombres de son époque, de la montée des fascismes à la menace des guerres mondiales, avec une lucidité et un courage exceptionnels. Il dénonce avec une virulence rare les monstres du siècle, Mussolini, Hitler, Staline, qu’il fustige avec une force pamphlétaire prophétique, bien avant que l’aveuglement généralisé ne cède la place à une conscience tardive des dangers mortels qui menacent l’Europe. « Dénoncer d’emblée Mussolini – Napoléon primaire -, Hitler – le Gorille d’Odin – et Staline, comme Lénine, un chef de gare mongol », relève l’essayiste, soulignant l’acuité visionnaire de cette critique précoce et radicale des totalitarismes naissants.
Mais l’engagement politique de Suarès ne se réduit pas à la dénonciation des dictatures et des idéologies mortifères. Il procède d’une vision plus profonde, d’un refus viscéral de toutes les formes d’asservissement de l’esprit, qu’elles soient politiques, sociales ou intellectuelles. Il prône une « liberté intérieure » absolue, un culte de l’individu irréductible, une défense intransigeante de la conscience face aux forces grégaires et aux passions collectives qui menacent sans cesse de l’engloutir. Face aux « foules immenses » fascinées par les idéologies totalitaires, Suarès appelle à un sursaut individuel, à une « révolte de l’esprit », seul rempart possible contre la barbarie. « Les peuples ne tombent et ne périssent que par servitude, faiblesse et vieillissement d’esprit », avertit-il, soulignant l’importance vitale de la vigilance intellectuelle et du courage individuel face aux périls de l’histoire.
L’esthétique et l’éthique comme combat commun
L’engagement spirituel et esthétique, la lutte contre la médiocrité, et la vision prophétique et politique, ne sont pas séparées dans Ariel dans l’orage, mais inextricablement entrelacées, formant un réseau complexe et cohérent au cœur de la pensée d’André Suarès. L’esthétique et l’éthique ne s’opposent point dans son œuvre, mais se nourrissent et se renforcent mutuellement, constituant un combat commun pour la défense de la grandeur humaine et la quête d’une vérité transcendante. La beauté n’est pas une simple parure du monde, mais une force spirituelle capable de révéler l’essence profonde des êtres et des choses, et de nous élever au-dessus de la médiocrité et de l’oubli. La lutte contre cette médiocrité n’est pas une posture intellectuelle, mais un impératif éthique, une nécessité vitale pour préserver la dignité de l’homme et défendre la liberté de la pensée face aux menaces du totalitarisme et du conformisme. La vision prophétique et politique n’est pas une dénonciation des idéologies et des systèmes oppressifs, mais un appel à la responsabilité individuelle, une invitation à l’engagement civique et à la résistance spirituelle face aux défis de l’histoire.
Entre Nietzsche et Rimbaud, un écrivain visionnaire
Dans ce vaste champ intellectuel et spirituel, l’influence de Nietzsche et de Rimbaud apparaît de manière prégnante dans l’œuvre de Suarès. De Nietzsche, il hérite le sens de la solitude du penseur, le goût du paradoxe, la critique de la morale conventionnelle et la volonté de « transmuter toutes les valeurs ». De Rimbaud, il emprunte la fulgurance du verbe, la poésie de l’ellipse, le sens de l’absolu et le désir ardent d’une « vie nouvelle », affranchie des limites et des conventions du monde bourgeois. Mais Suarès ne se contente pas d’imiter ses maîtres. Il se les approprie, les transforme, les dépasse, en leur insufflant son propre génie, son originalité irréductible, sa voix singulière et incomparable. Il devient, selon l’expression consacrée, « le Nietzsche français », mais un Nietzsche profondément marqué par la tradition chrétienne, habité par une quête spirituelle ardente et une aspiration constante à la transcendance.
Comment Suarès nous parle encore aujourd’hui
Aujourd’hui encore, la voix de Suarès résonne avec une étrange actualité. Dans un monde de plus en plus complexe et incertain, traversé par les mêmes crises et les mêmes menaces qu’au temps où il écrivait, sa pensée se révèle d’une précieuse pertinence. Son appel à la lucidité, son refus des compromissions, sa défense intransigeante de la liberté de pensée et son aspiration à une beauté transcendante sont autant de leçons qui nous parlent avec une force renouvelée, dans un monde saturé d’échos et dépourvu de sens. Redécouvrir Ariel dans l’orage, c’est renouer avec une source d’inspiration vive, une invitation à l’intransigeance intellectuelle et à l’exigence spirituelle, un appel à la grandeur et à la beauté, pour les âmes égarées dans les tourmentes de la médiocrité du XXIe siècle.

Faire un don
Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.