« J’ai juré de vous émouvoir – d’amitié ou de colère, qu’importe ? » Cette phrase qui ouvre « La grande peur des bien-pensants » pourrait, à elle seule, résumer tout autant la stature du personnage Bernanos que le remarquable portrait qu’en tisse François Angelier dans cette biographie.
Romancier plébiscité par ses pairs en son temps – Camus, Green, Malraux, Mauriac, Elie Wiesel – comme il l’est aujourd’hui auprès de Christian Bobin, Lydie Salvayre ou Jacques Julliard, l’auteur du « Journal d’un curé de campagne » avait auparavant suscité maints mémoires.
Qu’il s’agisse de Jean Bothorel, Max Milner, Sébastien Lepaque ou de son fils cadet, Jean-Loup Bernanos, chacun d’eux avait largement défriché le terrain, ce qui n’obère en rien l’énorme travail d’investigation consenti par son dernier hagiographe.
« Tenter d’écrire la vie de Bernanos, mettre ses pas dans les siens, femmes, enfants, amis, c’est s’engager sur une route bien nue, sans plan B ni itinéraire de délestage, une via dolorosa tout à la fois rectiligne et zigzagante », prévient François Angelier dans son introduction. C’est bien là, le défi relevé par cet opus de quelque six cents pages.
Si l’on y inclut les derniers textes retrouvés et une non moins intéressante biblio chronologie, il fallait ça, en effet, pour relater le vécu d’un des plus grands écrivains du dernier siècle, tant par la densité comme par la singularité de son œuvre. À commencer par la genèse de son enfance.
Car, s’il est certes utile pour connaître ses racines d’évoquer le creuset familial où a baigné Bernanos, combien l’est davantage ce temps de l’adolescence qui l’interrogera sa vie durant.
Dès que je prends la plume, ce qui se lève tout de suite en moi c’est mon enfance, mon enfance si ordinaire, qui ressemble à toutes les autres, et dont pourtant je tire ce que j’écris comme d’une source inépuisable de rêves.
Pour comprendre ce qui le tient rivé à ce moment de la jeunesse, il faut se laisser porter aux confins des collines de l’Artois vallonné de collines avec comme épicentre, le petit village de Fressin. « C’est ici que j’ai passé les meilleurs jours de mon enfance et de ma jeunesse, dans un pays de grands bois et de pâturages où j’ai plus ou moins fait vivre depuis tous les personnages de mes romans… »
Fastueux paysages d’une France d’antan qui recèlent en leurs tréfonds la matrice d’une œuvre aussi fertile que décapante. « Dans ce pays de haies vives, planté de pommiers, je ne trouverais pas un autre observatoire d’où le village m’apparaisse ainsi tout entier comme ramassé dans le creux de ma main… », souligne-t-il ainsi dans le « Journal d’un curé de campagne ». Sans parler de ce belle méditation relevée dans « M. Ouine » : « qui n’a vu au petit matin, une route entre deux rangées d’arbres, toute fraîche, toute vivante, ne sait pas ce que c’est que l’espérance… »
Et suivant son cheminement sur » la belle route, vertigineuse amie, promesse immense… », l’on pourrait aisément comme Bernanos enfant, pousser les portes de l’église et entrer » Sous le soleil de Satan » dans « la vieille église, attiédie par le jour (…) ; une odeur de pierre antique et de bois vermoulu, aussi secrète que celle de la futaie profonde, glisse au loin des piliers trapus. »
Une constante référence à cet environnement de l’enfance qui n’a rien pour autant d’un confort douillet. S’il campe ses personnages dans l’humus de sa terre, c’est « pour en extraire le suc de la créature humaine, désenchantée, oublieuse ou impatiente du Ciel, poussant la meule et détalant dans sa roue », tel que le décrit si bien François Angelier.
Une voie peineuse d’écriture dédiée au combat et à l’affrontement spirituel que Bernanos poursuivra à l’abri de toute tour d’ivoire. C’est « dans l’Han des wagons, le babil des comptoirs et les cafés les plus sombres », terreaux de la pâte humaine que l’impénitent voyageur donnera chair à ses célèbres héros. Ces Donissan, Mouchette, Chantal de Clergerie et autres curés d’Ambricourt auxquels il révélera l’authenticité au prix d’une grande souffrance.
« Je ne crois qu’à ce qui me coûte » révélera-t-il à cet égard comme hanté par une conception sacerdotale du langage qui fait d’elle un don divin et des mots sacrés par le sacrifice qu’ils incarnent.
Le métier littéraire ne me tente pas, il m’est imposé. C’est le seul moyen qui m’est donné de m’exprimer, c’est-à-dire de vivre. Pour tous une émancipation, une délivrance de l’homme intérieur, mais ici quelque chose de plus : une condition de ma vie morale.
Tout Bernanos est dans ces quelques lignes. Son désir n’a rien ainsi de l’effervescence jacassière du monde des lettres conçu pour distraire le lecteur, mais d’imposer au verbe « l’ascèse d’un dépouillement, de tamiser et de battre ses phrases avec un fléau d’acier pour n’y laisser que le trésor de quelques grains, menues pépites seules aptes à dire ce qu’il est vital de dire et de crier », tel que l’exprime parfaitement François Angelier.
Figure solitaire et déterminée, exempte de toute discipline de parti et d’ecclésiale, Bernanos vivra ainsi en éternel franc-tireur. Si ses diverses trajectoires l’ont fait flirter un temps avec les Camelots du Roi, la monarchie ou l’Action française, sa lucidité lui permettra d’échapper à tout compagnonnage stérile pour se recentrer sur l’essentiel, À savoir, comme l’écrit le père Guy Gaucher, « ce centre de l’âme où s’unifient au-delà des apparences, tant de dons divers et de données psychologiques contradictoires. »
À sa mission fictionnelle ainsi remplie, viendra alors la période du Bernanos pamphlétaire. Celle que va suivre à la trace son biographe, lorsque celui-ci attaque violemment Franco et l’attitude conciliante de l’Église d’Espagne dans « Les grands cimetières sous la lune », puis dans le non moins célèbre « La France contre les robots » où il alerte sa patrie, et le monde à travers elle, sur les dangers de l’aliénation par la technique et l’argent ; convaincu que le monde moderne est une « conspiration contre toute espèce de vie intérieure ».
Face à l’irrémédiable avancée de la technologie qui dispense à l’homme de penser, l’homme visionnaire lancera son ultime cri d’alerte. « L’idée que la liberté puisse disparaître peu à peu d’une civilisation technique où, en effet, elle n’a pas de place, m’est, à la lettre, intolérable », écrira-t-il.
La dernière mise en garde d’une existence prophétique, judicieusement cernée par François Angelier, qui fut, soixante années durant, l’itinéraire sacrificiel d’un être pétri d’espérance et plus que tout attaché à « ce doux royaume de la terre… »
Michel BOLASELL
articles@marenostrum.pm
Angelier, François, « Georges Bernanos : la colère et la grâce », Le Seuil, « Sciences humaines – – Biographies – Témoignages », 16/09/2021, 1 vol. (629 p.), 25€.
François Angelier est producteur à France Culture de la fameuse émission « Mauvais Genres » et collaborateur du » Monde des Livres ». Passionné par les expériences spirituelles les plus radicales et les figures atypiques, il a publié plusieurs ouvrages et articles sur les francs-tireurs du catholicisme de plume : Hello, Huysmans, Claudel, Louis Massignon, Simone Weil et Léon Bloy (au Seuil : « Bloy ou la fureur du juste », 2015).
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