Éric Sadin, Penser à temps, L’échappée, 01/10/25, 240 pages, 20€
La scène inaugurale de Penser à temps se joue le 10 février 2025. Alors que le Grand Palais déroule le tapis rouge aux géants de la tech pour un sommet mondial sur l’IA, Éric Sadin organise, à quelques centaines de mètres de là, un contre-sommet au Théâtre de la Concorde. Ce face-à-face symbolique résume la démarche de l’ouvrage : opposer la parole vive du témoignage à la communication officielle. Ce recueil de tribunes et d’entretiens, couvrant la période 2013-2025, ne constitue pas un essai théorique linéaire, mais une anthologie de combats menés au présent. L’auteur y endosse le costume du veilleur, celui qui tente de briser l’apathie générale face à la technologisation intégrale de l’existence.
Une archéologie du quotidien : des tablettes aux trottinettes
La force de ce recueil réside dans sa capacité à saisir les objets techniques non comme des gadgets isolés, mais comme les symptômes d’une civilisation qui bascule. Éric Sadin excelle à déconstruire les dispositifs concrets qui ont envahi notre quotidien. Il s’attaque dès 2014 à l’arrivée des tablettes numériques au collège, dénonçant une décision prise sans concertation qui transforme le professeur en « plateforme » et l’élève en consommateur d’attention. Plus tard, en 2019, c’est l’irruption sauvage des trottinettes électriques sur les trottoirs parisiens qu’il analyse comme le triomphe du « fait accompli » et d’une « glisse impériale » méprisant l’espace commun.
Ces textes, remis dans leur chronologie, dessinent une trajectoire claire : celle d’une dépossession progressive. De la surveillance de la NSA révélée par Snowden en 2013 à l’exploitation des chauffeurs Uber, l’auteur documente l’instauration d’un « soft-totalitarisme ». Ce régime ne s’impose pas par la force, mais par l’administration algorithmique des corps et des esprits, dictant les cadences dans les entrepôts logistiques ou orientant nos choix de consommation par le profilage comportemental.
Les noms de la "Silicolonisation"
Là où l’analyse gagne en mordant, c’est dans sa désignation précise des responsables. Éric Sadin ne s’en prend pas à un « système » abstrait, mais vise les acteurs de cette « silicolonisation » des esprits. Il pointe la responsabilité directe du politique dans cette soumission aux intérêts privés. Il cible nommément Axelle Lemaire, ancienne secrétaire d’État chargée du Numérique et dénonce les conflits d’intérêts au sein du Conseil national du numérique, composé majoritairement de chefs d’entreprise de la donnée.
Cette collusion entre l’État et l’industrie culmine avec l’intelligence artificielle. L’auteur fustige la naïveté, voire la complicité, d’Emmanuel Macron qui célèbre la « start-up nation » et déroule le tapis rouge à Elon Musk. Pour Sadin, ces dirigeants ont abandonné le politique — entendu comme la délibération collective — au profit d’une gestion technocratique et automatisée de la société.
Le vertige du promptisme et la nécrose du sens
La dernière partie de l’ouvrage se concentre sur la rupture majeure de 2022 : l’arrivée de l’IA générative. Sadin identifie ici un « tournant intellectuel et créatif » qui menace directement nos facultés les plus humaines. Il forge le concept de « promptisme » pour décrire cette nouvelle ère où la rédaction d’un texte ou la création d’une image se réduit à l’envoi d’une instruction à la machine. Il voit dans ChatGPT non pas une prouesse, mais une « langue morte« , un langage nécrosé produit par des statistiques probabilistes, vidé de toute intentionnalité et de toute chair. L’humain, assisté en permanence, risque de devenir étranger à sa propre puissance d’agir et d’imaginer.
Les limites d'une rhétorique de l'apocalypse
Si la justesse des diagnostics impressionne, la posture de l’auteur appelle cependant la discussion. À force de marteler des formules chocs : « criminalité en hoodies« , « anarcho-libéralisme« , « humanité absente à elle-même« , Éric Sadin court le risque de saturer l’écoute. Sa rhétorique du désastre, héritée de penseurs comme Günther Anders, tend parfois à homogénéiser des réalités techniques disparates sous un même voile dystopique.
Plus fondamentalement, l’écart se creuse entre la radicalité du constat et les solutions proposées. L’appel au « refus de l’achat » ou à la « sécession » semble hélas dérisoire face à la puissance de feu des GAFAM. La « politique du témoignage » qu’il appelle de ses vœux, si elle est nécessaire pour documenter le réel, peine à constituer une stratégie politique capable d’inverser le rapport de force. On peut adhérer à la critique sans pour autant voir comment « briser notre isolement collectif » par la seule vertu du refus individuel.
Pour une décence ordinaire
Il reste que Penser à temps constitue une archive indispensable de notre époque. Face à l’hubris technologique, Éric Sadin réactive la notion orwellienne de « common decency« , cette décence ordinaire qui devrait nous servir de boussole morale. En nous exhortant à opposer notre droit inaliénable à décider librement du cours de nos existences aux calculs des algorithmes, il pose la seule question qui vaille : voulons-nous d’un monde optimisé, ou d’un monde habité ?