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Le Coran revisité selon l’histoire tribale du septième siècle

Jacqueline Chabbi, Le Coran des Lumières, Grasset, 05/11/2025, 192 pages, 19€

Un texte que tout le monde cite, et que presque personne ne lit vraiment : voilà le paradoxe du Coran. Jacqueline Chabbi rouvre l’enquête là où les certitudes se ferment : dans les mots, leur racine, leur terrain, leurs usages. Du désert aux empires, des alliances tribales aux reconstructions tardives, elle traque les glissements de sens qui fabriquent des évidences. Une traversée qui rend le texte plus concret, plus rugueux, et soudain intelligible.

Entrer dans le Coran : du défi impérial à l'oralité tribale

L’essai débute par un redressement de perspective essentiel : avant d’être le livre canonisé que l’on connaît, le texte coranique émerge comme une nécessité politique. Jacqueline Chabbi situe le point de bascule à la fin du septième siècle, face à la rivalité byzantine. C’est là, sur la pierre de la Coupole du Rocher à Jérusalem, que le pouvoir omeyyade inscrit le nom de Muhammad pour opposer une légitimité arabe au christianisme dominant. Ce n’est qu’après avoir identifié ce geste fondateur que l’analyse peut descendre vers les couches antérieures, celles d’une société sans État ni administration, où la parole seule fait loi.

Dans ce milieu de l’Arabie occidentale, le mot qur’ân perd son acception de « livre » — anachronique dans un monde où le parchemin est rare — pour retrouver sa fonction de proclamation (qara’a). L’historienne montre comment les désignations de la figure prophétique évoluent : d’abord interpellé par un « Toi » (Anta) direct, l’homme est qualifié de « compagnon » (ṣâḥibu-kum), membre de son clan, puis d' »avertisseur » (nadhîr) chargé d’alerter les siens. Le titre de « Messager » (rasûl) ne s’impose véritablement qu’avec l’action politique médinoise.

Au centre de ce dispositif, le divin s’articule via le lexique de la protection tribale. Loin des abstractions théologiques postérieures, il est le Rabb, le « Maître » d’un lieu ou d’une maison (Rabb al-bayt), garant de la sécurité alimentaire et physique du groupe, ou encore le Walî, l' »allié » de proximité. Cette nomenclature ancre la révélation dans un impératif de sauvegarde immédiate, que la tradition ultérieure effacera.

Le récit fragmenté d’un homme face à l’absurde

Au cœur de l’ouvrage, Chabbi déploie sa méthode critique pour distinguer ce qui relève du terrain d’origine – le septième siècle – et ce qui appartient aux reconstructions de l’empire abbasside post-750. Cette frontière chronologique lui permet de renvoyer dos à dos deux adversaires : le salafisme, qui se réfugie dans un passé mythifié, et certaines thèses académiques (situant l’origine à Petra) qu’elle qualifie « d’externalisme, qui est en quelque sorte un salafisme à l’envers ».

Ce travail de distinction redonne leur sens premier aux termes aujourd’hui saturés. La racine SLM, d’où dérive le mot islam, quitte la traduction réductrice de « soumission » pour retrouver son « idée fondamentale de sauvegarde, de sécurité ». L’adhésion au pacte coranique ne signifiait pas l’obéissance aveugle, mais l’entrée dans une alliance de protection pour rester sain et sauf. De même, le terme sharî’a s’extrait des prétoires modernes pour réintégrer le registre des « mots de piste » : il désigne géographiquement la bonne voie à suivre dans le désert, celle qui mène à bon port, sans connotation juridique coercitive initiale.

L’autrice démontre que l’historiographie du neuvième siècle a recomposé ces éléments pour répondre aux besoins d’une société impériale multiculturelle. C’est à ce moment que se figent les figures bibliques d’Abraham et de Moïse dans leur rôle de précurseurs légitimants, transformant une prédication locale en une religion à vocation universelle.

Imaginaire et présent : une cosmologie de la survie

La dernière partie sonde les peurs et les espoirs de l’homme des tribus pour mieux éclairer les confusions contemporaines. Chabbi décrit un univers mental où le ghayb n’est pas un mystère métaphysique mais l’angoisse de l’avenir immédiat, cet inconnu où le sort du clan se joue. Le surnaturel y est omniprésent, notamment via les djinns, ces êtres de feu propriétaires du désert que le Coran tente de repousser.

L’analyse de la création illustre ce principe de réalité : le texte coranique ne disserte pas sur l’origine du cosmos, mais célèbre le miracle de la vie par l’eau. Contre le concordisme qui croit lire la théorie du Big Bang dans le verset de la séparation (fatq) du ciel et de la terre (21:30), la philologue rétablit le sens agricole : il s’agit de l’ouverture du ciel par la pluie qui permet à la terre de s’ouvrir pour la végétation.

Cette rigueur sémantique permet in fine d’affronter la crise de l’offense. En rappelant que le Coran interdit au Prophète d’être le surveillant des hommes (Coran 6:107), Jacqueline Chabbi invalide toute prétention humaine à exercer une vengeance sacrée. Elle exhume une société où l’on répondait à l’insulte par la satire, jamais par le meurtre, une société qui regorgeait, écrit-elle, de « caricatures en paroles ». Un rappel historique net : pour sortir de l’emprise, il faut cesser de fantasmer le texte pour, enfin, le lire.

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