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Gérard Lecas, Le sang de nos ennemis, Rivages, 08/02/2023, 1 vol. (283 p.), 21€.

La guerre d’Algérie est l’objet de nombreux ouvrages à caractère historique, mais aussi de romans écrits par des auteurs français ou algériens. Le sang de nos ennemis fait partie de ceux-là.
Au début des années 1960, ce livre nous plonge dans une période très trouble de l’histoire de France, qui correspond à la fin de la guerre d’Algérie. Cette période fut la plus sanglante et la plus difficile de toute la guerre.
Officiellement un cessez-le-feu était établi entre la France et les Algériens, mais loin de s’apaiser, les combats continuaient, à la fois en Algérie et sur le sol métropolitain, entre les partisans de l’Algérie française, les forces de l’ordre, les barbouzes membres du SAC et les Algériens. Les assassinats succédaient aux lynchages, les attentats redoublaient de violence, les hommes étaient devenus fous. La terreur était absolue.
Comme toujours dans un tel contexte, les trafiquants de tous ordres profitaient de la confusion qui régnait pour mener leurs sales affaires. Et Marseille, ville complètement débordée par un afflux de réfugiés français d’Algérie, était le réceptacle de toutes ces dérives.
Le sang de nos ennemis est l’histoire de Louis Anthureau et Jacques Molinari, deux policiers, que tout oppose : l’âge, le parcours, les idées politiques.
Ils sont confrontés à une série d’assassinats, les victimes étant retrouvées vidées de leur sang et à un règlement de compte entre truands corses, marseillais, et activistes pieds-noirs. C’est un roman noir, un polar, mais il est rempli de références historiques. Il fournit des indications précises sur le contexte et l’ambiance de l‘époque. Il rappelle l’influence du SAC (service d’action civique), police parallèle composée en partie de truands, agissant en dehors de la légalité et en toute impunité.
Les rapports ambigus entre police, justice, hommes politiques, affairistes et pègre sont montrés, et l’on voit bien que les liens entre tous sont plus forts qu’ils ne devraient l‘être.
Ce récit est aussi un retour dans les histoires familiales de Louis et de Jacques, histoires douloureuses et complexes. Leur fonction les amène à croiser le destin d’un commando d’Algériens venus en France pour récupérer du matériel médical pour les blessés du FLN. Ces derniers refusaient d’être soignés dans les hôpitaux français en raison du risque d’être assassinés par les tueurs de l’OAS qui n’hésitaient pas à rechercher les blessés pour les achever. C’est là qu’apparaît le personnage de Jeanne, militante communiste qui a fait beaucoup de sacrifices dans sa vie personnelle pour sa cause. Médecin, elle est engagée auprès des Algériens, allant jusqu’à oublier sa déontologie pour les aider.
L’auteur utilise, en le présentant pour un fait acquis, un crime commis par les Algériens, mais dont on ne sait pas encore aujourd’hui s’il s’agit d’une rumeur ou d’une réalité.
Le sang de nos ennemis nous ramène tragiquement à une atrocité qui a marqué la mémoire collective des pieds-noirs : les enlèvements d’Européens qui étaient vidés de leur sang, lequel était utilisé pour faire des transfusions aux combattants algériens blessés. Dans son ouvrage Algérie 1962, une histoire populaire, l’historienne Malika Rahal revient sur cette rumeur du sang volé, concluant que rien ne la confirme, mais qu’il est difficile de prouver que cela n’a pas eu lieu.
Dans le roman, les médecins qui avaient pratiqué ces actes s’y étaient résolus en considérant les atrocités, tortures, assassinats subis par les Algériens. Chacun a ses raisons pour justifier l’injustifiable. C’est l’horreur de la guerre.

À cause des besoins pressants en secours d’urgence et notamment pour transfuser les blessés, certains membres du FLN avaient franchi un cap en procédant à l’enlèvement d’Européens, ciblant principalement des militants ou supposés militants de l’OAS. Ensuite les victimes étaient séquestrées puis transfusées de force, à une fréquence qui leur laissait peu de chance de survie.

Au fond, on peut trouver deux lectures à ce récit.
La première, c’est celle d’un polar classique, en accompagnant les personnages, Louis et Molinari qui forment un binôme non conforme, chacun ayant un parcours différent. Ils ont tous les deux des antécédents familiaux lourds et complexes. Ils sont confrontés à des meurtres et ils mènent une enquête qui va les faire remonter leur propre histoire.
La seconde c’est de l’appréhender comme un roman historique ; la qualité de la documentation bibliographique atteste de ce lien avec l’histoire, et de s’attarder sur le contexte qui est décrit d’une façon tout à fait juste. L’auteur nous offre une photo de cette période trouble du retour du général de Gaulle à la tête de l’État, avec, parmi ses soutiens les plus actifs, des noms qui ont fait parler d’eux, et pas toujours en bien : Pasqua, Comiti, Foccart, Lemarchand… Tous personnages à la limite de la légalité, prêts à tout pour se maintenir au pouvoir, sous l’aile du général, et pour éliminer les opposants, en particulier les communistes. Toutes leurs turpitudes se faisant souvent sous le couvert du SAC et au prétexte de l’intérêt national. Il n’était pas bon de s’opposer à ces gens-là :

Ils t’élimineront quand même, Louis, par vengeance ou juste pour faire un exemple, ils ne te lâcheront pas. Ils monteront une histoire bidon, un règlement de comptes entre communistes, et même si ça fait un scandale, peut-être que quelques têtes sauteront, dont la mienne, mais le temps finira par tout effacer.

Pour certains, le SAC est une tache noire et infamante sur la réputation d’honnête homme attribuée à De Gaulle. Pour d’autres, cette police parallèle fait partie de ce qui a existé sous tous les régimes, des hommes de main exécutant les basses œuvres des pouvoirs en place au nom de la raison d’État.

En conclusion, Le sang de nos ennemis est intéressant à double titre : polar à lire pour ceux qui aiment ce genre et qui nous permet, de plus, un retour informel sur une période controversée de notre histoire récente, en mettant à jour, d’une façon très réaliste, les compromissions entre les gens de pouvoir, la police et la pègre.

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Chroniqueur : Robert Mazziotta

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