Hajar Azell, Le sens de la fuite, Gallimard, 10/01/2025, 224 pages, 20€

Dans Le sens de la fuite, Hajar Azell trace le portrait poignant d’Alice, jeune reporter aux aguets, qui embrasse le chaos du monde pour mieux saisir le sien. De Beyrouth, ville des nuits fiévreuses et des silences enfouis, au Caire en pleine ébullition révolutionnaire, Alice s’engage à corps perdu dans un journalisme à vif, au risque de s’y perdre. Sa rencontre avec Bassem, journaliste égyptien aussi passionné que désabusé, scelle un pacte à la fois amoureux et intellectuel, dans une Égypte où les espoirs se fracassent aussi vite qu’ils naissent. Poussée par une quête plus intime, Alice rejoint l’Algérie sur les traces d’un père fantomatique et d’une mère disparue, cherchant dans les paysages de son enfance la clé d’une identité fragmentée. Ce roman incandescent est un voyage au bout de la nuit révolutionnaire et au plus profond des errances de l’âme.
L'art de disparaître : méditation sur Le sens de la fuite
“Ville après ville, elle s’était prise au jeu du voyage et du hasard. Pourquoi était-elle partie la première fois ? Pour qui ? Ces mots extraits du sens de la fuite ne sont pas une invitation à l’évasion légère, mais le prélude à un vertige, une chute programmée au cœur d’une identité fracturée. Hajar Azell, en conteuse subtile des âmes contemporaines, nous saisit dès l’incipit, nous précipitant dans le sillage d’Alice, non pas tant une héroïne qu’une silhouette écorchée, lancée à corps perdu sur les routes incandescentes du monde arabe, de Beyrouth éventrée au Caire en ébullition, jusqu’à une Algérie qui bruisse des silences du passé. Moins qu’une cartographie triomphante, c’est un atlas des blessures ouvertes qu’elle dresse, un récit où l’errance n’est jamais synonyme d’affranchissement, mais plutôt l’écho obstiné d’une perte originelle, un mouvement perpétuel vers un foyer insaisissable. Ce livre est moins une chronique triomphale qu’une méditation poignante sur l’art de disparaître, et sur les fragments irréductibles de ce qui fut et ne sera plus.
Beyrouth, Le Caire, Alger : une géographie des fantômes
L’univers que dépeint Le sens de la fuite est un organisme palpitant de tensions sourdes et d’espoirs déchus, un palimpseste de villes-mondes vibrant au rythme des soubresauts de l’Histoire. Beyrouth n’est pas ici un décor de carte postale, mais un dédale de ruelles sombres et de bars feutrés, où les rires crispent une mélancolie prégnante. Le Caire n’est pas réduit à l’épiphanie d’une place Tahrir idéalisée, mais une arène où la ferveur révolutionnaire se mue rapidement en désenchantement. Alger, enfin, n’est pas le décor exotique d’un roman de voyage, mais un espace fantomatique, hanté par les spectres d’une histoire intime et collective qu’Alice s’échine à déchiffrer. Dans ce décor mouvant et opaque, Hajar Azell déploie une narration moins immersive que circonscrite au point de vue fragile d’Alice, qui observe le monde comme à travers un verre brisé, incapable de se fondre dans le flux incessant des événements. Son style refuse la grandiloquence, privilégiant une écriture sensorielle et fragmentée, qui capture les sensations éphémères, les impressions fugitives, les échos d’une mémoire lacunaire. Le rythme est haletant, certes, mais il s’accorde moins à l’exaltation qu’à l’angoisse, qu’à cette course éperdue en avant qui signale moins une conquête du réel qu’une recherche obstinée face à ses propres fantômes.
Les grandes questions que soulève Le sens de la fuite ne se réduisent pas à la quête de sens, elles creusent des terrains plus glissants, plus ambigus. L’errance apparaît moins comme un choix affirmé qu’une nécessité subie, une réaction épidermique face aux désillusions personnelles et politiques qui accablent Alice. Elle ne cherche pas tant à s’affranchir qu’à échapper à un sentiment d’étrangeté au monde, à cette impression lancinante de n’être jamais tout à fait à sa place. L’engagement journalistique, dès lors, perd de son aura héroïque pour se révéler comme un exercice de style, une tentative délicate de donner forme au chaos, de trouver un point d’ancrage dans un monde qui se dérobe sans cesse. L’identité, loin d’être une donnée stable, apparaît comme une construction précaire, sans cesse remaniée par les traumatismes de l’histoire et les héritages indélébiles. Ce roman, en creux, nous parle de ce manque essentiel qui anime Alice, de ce vide intérieur qu’elle s’efforce de sonder par ses déplacements, ses rencontres, ses reportages, sans jamais atteindre un véritable apaisement.
Une dislocation identitaire
L’apprentissage journalistique d’Alice n’est pas une ascension linéaire vers la maîtrise et la reconnaissance, mais une suite de chutes, de désillusions et de remises en question. De Beyrouth au Caire, elle progresse moins qu’elle ne dérape, se heurtant sans cesse à ses propres limites, à la violence du monde, à l’ambiguïté de son propre regard. Beyrouth n’est qu’une esquisse, une première confrontation avec l’altérité, mais c’est au Caire que l’apprentissage devient brutal, au contact d’une réalité révolutionnaire qui dépasse son entendement, et au contact d’un Bassem dont l’idéalisme fracassé fait écho à ses propres fragilités. Elle observe, enregistre, accumule les informations, mais demeure étrangère au véritable mouvement de l’Histoire, simple témoin démuni face à un chaos qu’elle ne saisit qu’en surface. Son journalisme, loin d’être une force agissante, se révèle comme un instrument fragile, une manière de distancer ses émotions, de masquer sa propre impuissance.
La relation passionnée entre Alice et Bassem est dépourvue de toute idéalisation, dépourvue d’un idéal commun qui aurait pu cimenter leur couple. Elle n’est pas tant une source d’épanouissement qu’un concentré de tensions, de malentendus culturels et de blessures intimes. Bassem n’est pas un guide rassurant, mais une figure ambiguë, hantée par ses propres démons, prisonnier de sa colère et de sa désillusion. Leur attirance réciproque se nourrit autant de leur solitude commune que d’une fascination trouble, et leur séparation annoncée par l’arrestation de Bassem sonne comme une issue fatale, l’écho brutal de leurs espoirs anéantis. Leur histoire d’amour, loin d’être un contrepoint idyllique à la violence du monde, en devient le reflet désenchanté, l’illustration poignante de la difficulté d’aimer dans un monde fracassé.
Le parcours d’Alice, en fin de compte, ressemble moins à une trajectoire initiatique qu’à une errance perpétuelle, une fuite sans cesse reprise. L’Algérie, loin d’être la terre promise de la révélation et de la reconstruction, se révèle comme un espace spectral, hanté par les silences du père et l’énigme de Wassyla. Alice cherche des repères, des indices, mais ne rencontre que les échos lointains d’une histoire familiale qui lui échappe sans cesse. Sa quête identitaire n’aboutit pas à une claire résolution, mais à la prise de conscience douloureuse de sa propre dislocation, de son incapacité à se réapproprier pleinement un passé qui ne cesse de lui échapper. L’errance demeure son horizon, non comme une source d’épanouissement, mais comme le symptôme d’une quête inachevée, et Le sens de la fuite persiste à se dévoiler en creux, non comme une réponse lumineuse, mais comme une question ouverte sur l’abîme du monde.
Zones d'ombre de l'âme humaine : la puissance du sens de la fuite
Le roman d’Hajar Azell trouve un écho puissant dans notre époque désorientée, en proposant une réflexion aiguë sur la nature ambiguë de l’engagement. À l’heure des discours simplificateurs et des anathèmes rapides, l’auteure nous invite à considérer la complexité de l’action, la part d’ombre des idéaux, l’épuisement des grandes narrations collectives. Qu’est-ce qu’être vraiment engagé, lorsque les certitudes volatiles nous échappent, lorsque les révolutions promises sombrent dans la violence et la désillusion ? Alice incarne avec force cette génération désabusée, fracassée, confrontée à la complexité du monde et à la difficulté de trouver sa place dans un chaos omniprésent. Son parcours n’est pas une ode à l’action héroïque, mais plutôt une méditation sobre sur les limites de l’engagement, une invitation à décaler le sens de l’action du champ politique au champ intime, une manière de rester fidèle à soi-même face aux vents contraires.
La question lancinante de l’identité, en écho aux fractures du monde, irrigue l’ensemble du roman. Alice, tiraillée entre ses racines françaises et algériennes, incarne cette identité composite, ce nomadisme contemporain qui semble être le lot d’une part croissante de nos existences. Son voyage en Algérie n’est pas tant une quête romantique d’un paradis perdu qu’une confrontation lucide aux silences familiaux, aux traumatismes hérités, aux zones d’ombre qui constituent toute identité complexe. Loin de tout essentialisme, Hajar Azell dépeint l’identité comme un processus en mouvement, une construction précaire, sans cesse remaniée par les aléas de l’histoire et les déchirures intimes.
Le sens de la fuite est un roman qui trouble et qui perturbe, qui nous hante bien au-delà de sa lecture. Moins qu’un manifeste idéologique, il se présente comme une exploration sensible des zones d’ombre de l’âme humaine, un récit qui nous confronte à nos propres fragilités, nos propres errances, nos propres quêtes inabouties. C’est dans cette exploration poignante des limites de l’existence, dans ce refus du manichéisme et des certitudes illusoires, que le roman d’Hajar Azell trouve sa véritable puissance, et s’impose comme une œuvre marquante de notre temps. Dans la beauté déchirante de son écriture, dans la justesse de son regard sur le monde, elle nous offre un livre qui résonne longtemps après la dernière page, et nous laisse, à notre tour, en suspens, face au vertige du sens et à l’énigme de la fuite.

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