Jennifer Kerner, Le tissu de crin, Mercure de France, 04/04/2024, 1 vol. (174 p.), 18,50€
Le Tissu de Crin, premier roman de Jennifer Kerner, nous entraîne dans le tourbillon des passions et des tourments d’une maison de haute couture parisienne des années 1950. Entre ombre et lumière, ce huis clos tout en nuances et en non-dits explore avec une subtilité rare les affres de la création et la complexité des relations humaines.
Ida, première d’atelier en charge de la collection masculine depuis trois décennies, règne avec autorité sur son petit monde feutré. Mais l’arrivée de Jean, jeune mannequin cabine à la beauté troublante, va ébranler ses certitudes et réveiller en elle des désirs enfouis. « Sous ses mains, l’œuvre mourait chaque soir au son claquant de l’interrupteur du plafonnier« , nous dit Jennifer Kerner pour évoquer le vide d’une existence vouée à la perfection du geste.
Car Ida et Jean sont deux âmes cabossées, habitées par des blessures secrètes qui les rapprochent autant qu’elles les séparent. Ida a renoncé aux joies de la maternité pour se consacrer à son art, tandis que Jean porte le poids d’un drame familial qui l’a contraint à fuir son village natal. « Baptiste n’aurait pas pu deviner que Jean abuserait de cette technique au point de devenir une ombre d’homme, un fantôme d’existant« , écrit l’autrice avec acuité.
Un huis clos étouffant
Jennifer Kerner excelle à faire de l’atelier de couture le théâtre d’une tragédie en marche, où les non-dits et les frustrations se cristallisent autour des rituels immuables du métier. « Ici, elle avait pris l’habitude de régner en maître sur les personnes et les choses« , note-t-elle au sujet d’Ida. Le monde clos de la haute couture devient alors la métaphore des tourments intérieurs des protagonistes, prisonniers de leurs conditionnements et de leurs obsessions.
Dans cet univers corseté, la sensualité des étoffes agit comme un exutoire des désirs inassouvis. « Lorsqu’il fallait retirer le vêtement de sa silhouette parfaite, et l’ajuster à celle d’un matou destiné à briller lors du défilé, la première d’atelier avait envie de hurler« , confie la romancière. Les tissus précieux se font le réceptacle muet des pulsions refoulées, des rêves de grandeur et des espoirs déçus. Au fil des pages, la tension entre Ida et Jean se fait plus palpable, comme en témoignent ces quelques lignes :
Ida aurait voulu pleurer toute sa rage de ne pouvoir effleurer la rondeur parfaite de ses bords. Elle aurait pleuré à en faire déborder la cavité de cette fossette, à en noyer les créatures surnaturelles qui l'avaient façonnée pour s'y reposer, la nuit venue.
Les images convoquées par Jennifer Kerner, d’une grande puissance évocatrice, nous plongent avec délice dans la moiteur d’un désir qui ne demande qu’à s’épanouir.
Des destinées façonnées par les blessures du passé
Mais cette idylle naissante est entravée par le poids des non-dits et des secrets trop longtemps enfouis. Ida n’a jamais fait le deuil de sa vie de femme et de mère, sacrifiée sur l’autel de son ambition dévorante. « Elle s’était arrondie et vait subi cette longue maladie avec résignation. Le tigre en elle s’était fait discret le temps de la gestation« , analyse Jennifer Kerner avec finesse.
Quant à Jean, il porte en lui la culpabilité dévastatrice du survivant, lui qui a involontairement provoqué l’incendie qui a coûté la vie à son frère aîné. « Un désir avait saisi Jean, l’enfant qui n’avait jamais envie de rien. Ce jour-là, son frère avait fumé devant lui et Jean avait souhaité essayer« , relate l’autrice. Cet événement tragique a fait basculer le destin du jeune homme, le condamnant à une existence spectrale, déconnectée du reste du monde.
Un sentiment de fatalité implacable nimbe peu à peu le récit, comme si les protagonistes étaient les jouets d’une mécanique implacable qui les dépassait. « Jean se visualisa soudain : les mèches de cheveux collées au front et aux pommettes, la lèvre supérieure gorgée de l’eau salée qui lui jaillissait des yeux et lui coulait du nez…« , dépeint Jennifer Kerner avec acuité.
Le parcours d’Ida et celui de Jean se reflètent dans un jeu de miroirs troublant, chacun tentant en vain d’échapper à son passé et à ses démons intérieurs. « Il était simple d’expliquer ce qui apparaissait à Jean comme un prodige : l’horloge n’affichait pas les courbes traditionnelles des objets de son espèce, elle était tout simplement presque aussi large que haute« , note l’autrice dans une métaphore saisissante.
Un univers à la Huysmans
Le Tissu de Crin s’impose comme bien plus qu’un thriller psychologique habilement mené. Par la grâce d’une écriture ciselée qui nimbe les âmes et les objets d’une aura singulière, Jennifer Kerner signe un premier roman envoûtant qui s’interroge avec une subtilité rare sur la résilience, la solitude et l’incommunicabilité.
À l’image de ses héros cabossés, tendus à l’extrême entre ombre et lumière, le récit se pare d’une profondeur insoupçonnée et ne craint pas d’explorer les recoins les plus sombres de la psyché humaine. « Jean aurait donné tout ce qu’il possédait, c’est-à-dire pas grand-chose à part une bonne place dans une grande maison de couture parisienne, pour revivre un soir d’automne, une étreinte fugace, pour entendre à nouveau de « Ah, te voilà enfin ! » qui n’était qu’un tendre reproche, une déclaration d’amour en creux« , confie l’autrice avec humanité.
Servi par une construction impeccable qui ménage le suspense jusqu’aux ultimes révélations, le roman de Jennifer Kerner se distingue par son atmosphère parfois poisseuse, volontiers opaque, où les sentiments affluent par vagues d’une densité presque palpable. Un huis clos mental et sensoriel qui n’est pas sans évoquer l’univers d’un Joris Karl Huysmans ou d’une Anne Hébert.
Quand Ida se laisse aller à convier Jean pour un dîner en tête-à-tête au sein même de l’atelier, Jennifer Kerner orchestre un ballet d’émotions contradictoires et de non-dits qui laisse le lecteur pantois. La tension, savamment distillée au fil des pages, atteint son paroxysme lors d’une scène finale à couper le souffle, dont l’issue aussi inattendue que tragique ne manquera pas de marquer durablement les esprits.
Le Tissu de Crin révèle le talent singulier d’une romancière qui sait comme personne rendre la pulsation secrète des êtres et des choses, jusqu’à cette prose organique qui épouse les tourments des corps : « Ida ferma douloureusement les yeux pour tapisser de noir la clarté de la salle de bains et oublier la froideur de la faïence autour d’elle. » Un premier roman magistral au dénouement aussi imprévisible que bouleversant, qui ne pourra laisser personne indifférent.
Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu
contact@marenostrum.pm
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