Sylvie Schenk, L’éclat de rire, traduit de l’allemand par Olivier Le Lay, Gallimard, 08/02/2024, 1 vol. (188 p.), 21€
Qui a un jour écrit une œuvre de fiction et a eu à la présenter en public, suscitant le jeu des questions réponses avec des lecteurs, a forcément eu droit à une question du type « s’agit-il uniquement d’une œuvre de fiction ou avez-vous également puisé dans vos expériences personnelles, matière à inspiration ? ». Immanquablement, l’auteur contourne la question en y donnant une réponse qui souvent n’en est pas une pour laisser au lecteur et à son libre arbitre le soin de faire eux-mêmes la part des choses. Le romancier plus aguerri pourra aussi dégainer une citation équivoque comme celle attribuée à Blaise Cendrars à qui l’on demandait s’il avait réellement ou non pris le Transsibérien, décor de l’un de ses romans, et qui répondit « Qu’importe si j’ai pris ou non ce train pourvu que je vous l’aie fait prendre ».
Charlotte Moire, héroïne du roman L’éclat de rire de Sylvie Shenk, est une autrice aux succès modestes qui accepte de se rendre sur une île de l’Atlantique pour y recevoir un prix littéraire de seconde zone. La remise est prévue pour le soir et, dans le temps qui la sépare de l’instant solennel, Charlotte va être prise en charge par Madame Prude, compagne de l’organisateur du prix et journaliste en herbe, qui lui propose de se livrer, avec elle, au jeu de l’interview. Si celle-ci débute avec les précautions et politesses d’usage, elle va rapidement devenir plus pointue pour ne pas dire intrusive. En jeu, le dernier roman écrit par Charlotte et qui met en scène une histoire d’amour adultère entre Klara, directrice d’école en mal d’histoire d’amour depuis une rupture douloureuse et Lew, un professeur marié à Marie, femme fragile. De ce triangle amoureux somme toute classique, Charlotte raconte la puissance des sentiments, la concordance sensuelle des corps, la laideur des mensonges et des non-dits. Alors que l’interview avance, elle admet peu à peu face à une Mme Prude de plus en plus incisive, que l’histoire d’amour racontée ressemble en bien des points à celle qu’elle-même a vécue avec Ludo, homme alors marié à une femme fragile et que beaucoup des sentiments, émotions, situations qu’elle leur prête sont directement inspirés de sa propre histoire. Sans cesse, Mme Prude, à grand renfort de questions gênantes, de lectures d’extraits précis du roman, pousse plus loin l’analyse au scalpel du texte de l’autrice mais aussi de la vie intime de Charlotte dont elle ne semble rien ignorer. La tension monte entre les deux femmes, le malaise s’installe et le lecteur se mue en enquêteur et se demande si Mme Prude est si étrangère qu’elle le prétend à la vie de Charlotte.
Talentueuse autrice franco-allemande (née, élevée en France et installée en Allemagne depuis 1966), Sylvie Schenk creuse le thème de la frontière ténue entre réalité et fiction, entre création et mensonges, entre intimité et divulgation publique romancée. Par la voix de Charlotte, écrivaine acculée sous le feu des questions de son intervieweuse, elle se fait avocate de tous les auteurs de fiction et de leur droit à raconter sans se justifier d’avoir ou non puisé leur inspiration dans la réalité tandis que Mme Prude instruit leur procès en artifices et malhonnêteté intellectuelle. En présentant une autrice bousculée dans ses certitudes mais aussi par la sommation à se souvenir de sa propre histoire d’amour, elle dit aussi ce que l’écriture, souvent présentée comme thaumaturge, peut aussi avoir de traumatisant pour ceux qui s’y adonnent, particulièrement quand un regard tiers vient s’y poser sans ménagement.
Du haut de ses quatre-vingts printemps, elle livre un roman maîtrisé, sur des thèmes dont on sent qu’ils l’ont traversée tout au long de sa vie d’autrice, avec la pudeur des grandes dames qui consiste à laisser le lecteur trouver ses propres réponses.
Chroniqueur : Alain Llense
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