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Lettres d’Algérie : récit bouleversant d’une jeunesse sacrifiée

Leïla Marouane, Lettres d’Algérie, Éditions Abstractions, 12/03/2025, 186 pages, 19,99€

Mars 1999. Alors que l’Algérie retient son souffle entre terreur résiduelle et amnistie proclamée, Leïla Marouane orchestre une vertigineuse mise en abyme épistolaire. Lettres d’Algérie n’est pas seulement le récit d’une survie en temps de guerre civile, c’est le monologue fiévreux d’un fils qui écrit pour ne pas mourir, disséquant avec une ironie corrosive les mensonges d’une famille et les faillites d’une nation.

Constantine en guerre : Le huis clos oppressant de Leïla Marouane

Le roman s’ouvre sur un seuil, celui d’une maison de Constantine assiégée par l’Histoire. Nous sommes en 1999, à l’instant T où le pays bascule vers la « Concorde civile », mais où la peur reste le métronome du quotidien. Leïla Marouane déploie une topographie de l’enfermement : de la maison familiale aux casernes de l’Oranie, en passant par les appartements barricadés, l’espace se rétrécit autour des corps.
Cette chronique d’un huis clos national dépasse le cadre historique pour devenir une chambre d’écho des névroses collectives. La menace n’est pas seulement celle des groupes armés ou des barrages militaires ; elle est diffuse, inscrite dans les regards et les silences. L’auteure capte magistralement cette atmosphère poisseuse où l’extérieur est un danger mortel et l’intérieur une prison étouffante, transformant la ville des ponts en un labyrinthe sans issue.

Le récit fragmenté d’un homme face à l’absurde

Massi, le narrateur, n’est pas un héros : c’est une voix qui tente de se structurer. « Frêle et blond », philosophe contrarié jeté dans la gueule du loup militaire, il incarne une figure de l’anti-virilité dans une société martiale. Mais la force du roman réside dans son dispositif narratif : cette correspondance à sens unique adressée à Jenna, la sœur exilée et mutique.
Sans être une narration linéaire, l’écriture mime le désordre psychique du protagoniste. Le texte est un flux de conscience fragmenté, circulaire, saturé de digressions et de répétitions obsessionnelles, rythmé par ce leitmotiv ironique : « Prions ». Massi écrit pour combler le vide, pour retarder l’inéluctable, transformant la lettre en un rempart de papier contre la folie. Cette structure en spirale, où le présent de l’écriture se heurte aux ressassements du passé, illustre brillamment l’impossibilité d’avancer dans un temps politique figé.

La grand-mère comme figure autoritaire et littéraire

Au centre de ce dispositif trône Jazia, figure magistrale qui dynamite les archétypes de la « grand-mère algérienne ». Leïla Marouane complexifie ce personnage en lui conférant une dimension méta-littéraire inattendue. Jazia n’est pas seulement l’ogresse qui manipule gendarmes et officiers avec ses louis d’or ; elle est aussi une auteure.
Le roman met en scène une guerre des récits. Jazia dicte son propre roman sur une vieille Remington, réécrivant l’histoire familiale à sa gloire, s’inventant un passé de résistante intellectuelle citant Sartre et Marx, tout en exerçant une tyrannie domestique implacable. « Colosse aux pieds d’argile », elle incarne cette ambivalence d’une génération qui prône la modernité littéraire tout en verrouillant les carcans sociaux. Sa rivalité avec l’écriture des autres (les lettres de Massi, les journaux de Rose) structure la tension dramatique de l’œuvre.

Quand les femmes de la Révolution disparaissent

Face à la verve dominatrice de Jazia, le roman exhume une autre parole, celle de Rose (Warda), la mère française. À travers la lecture posthume de ses « brouillons » et « carnets », Massi recompose le puzzle d’une identité niée. Leïla Marouane aborde ici avec une finesse tragique la condition des « pièces rapportées » de la Révolution.
Rose, ancienne « Rose du djebel », « faiseuse de bombes » devenue une ombre mourant seule à l’hôpital, symbolise l’échec du projet d’intégration postcolonial. Le texte révèle la violence symbolique inouïe subie par cette femme, dépossédée de son nom, de sa religion et finalement de sa mémoire. En confrontant le récit officiel materné par Jazia aux écrits intimes de Rose, l’auteure dresse le constat amer d’une filiation brisée et d’une transmission impossible, où les pères (Mahdi) ont abdiqué toute autorité morale.

Comment Leïla Marouane utilise l’ironie pour dénoncer l’absurdité du pouvoir

L’écriture de Leïla Marouane se distingue par sa capacité à manier une ironie salvatrice. Elle use d’un registre tragicomique pour décrire l’absurdité du système. Les scènes de corruption, comme le festin offert au Commandant Bezefi pour une « carte jaune » qui ne viendra jamais, ou les dialogues de sourds avec l’administration militaire, sont croqués avec une lucidité féroce.

Ce roman s’inscrit dans la lignée d’une littérature algérienne de la subversion (on pense à la verve de Kateb Yacine ou à la noirceur de Rachid Mimouni), mais y ajoute une dimension intimiste singulière. Par le prisme de la lettre, Marouane fait entendre une polyphonie de voix discordantes qui luttent pour dire « je » dans un pays qui impose le « nous ». Lettres d’Algérie est une œuvre d’une grande maîtrise stylistique, qui architecture le chaos pour mieux en révéler l’implacable mécanique.

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