Philippe Philippe Grosos , Mi-homme mi-bête, Les Éditions du Cerf, 30/10/2025, 252 pages, 24€
Pourquoi l’humain persiste-t-il à emprunter le masque de la bête pour dire sa propre condition ? Philippe Philippe Grosos remonte la piste des théranthropes, ces hybrides anatomiques qui saturent notre imaginaire depuis les cavernes du Pléistocène jusqu’aux temples égyptiens. À travers un corpus d’images vertigineux, il dessine une trajectoire qui mène de l’ombre fluide des grottes à l’affirmation solaire des hiérarchies. Son enquête révèle le basculement silencieux par lequel l’homme a cessé d’habiter le monde parmi les vivants pour s’instituer, progressivement, comme le centre organisateur du réel.
L’hybridation comme surgissement originel
L’essai opère d’emblée une salutaire correction de perspective. Refusant de borner son analyse à l’héritage antique ou même au périmètre franco-cantabrique, Philippe Philippe Grosos déplace le curseur vers l’Asie du Sud-Est insulaire. C’est là, en Indonésie, sur la paroi du site de Leang Bulu Sipong 4, que se joue une scène inaugurale. La science récente repousse la datation de cette fresque à plus de 50 000 ans, ancrant la figure du théranthrope aux origines mêmes de la pulsion figurative de Sapiens. Des silhouettes minuscules, à la morphologie humaine mais dotées de têtes animales, y côtoient un anoa. Philippe Grosos accueille ce témoignage avec une prudence méthodologique exemplaire, évitant de surinterpréter l’action – la chasse restant hypothétique en l’absence d’armes indiscutables – pour se concentrer sur l’essentiel : la présence, dès l’aube de l’image, d’une humanité pensée au travers de l’altérité animale.
Cette logique se déploie ensuite en Europe, où l’hybride affirme sa puissance singulière. L’Homme-Lion de Hohlenstein-Stadel, sculpté dans l’ivoire de mammouth, ou le théranthrope de la grotte Chauvet, incarnent cette fluidité des catégories. La description que fait Philippe Grosos de la figure ardéchoise rétablit toute sa complexité : sur un pendant rocheux, un corps féminin se prolonge en une double bifurcation animale, associant le lion et le bison. Loin de se réduire au seul prédateur, le théranthrope paléolithique convoque le sauvage dans sa diversité – du phoque au volatile – pour dire une perméabilité des êtres. L’auteur souligne la rareté statistique de ces images au Paléolithique : cette exceptionnalité signale que l’hybridation fonctionne alors comme un point limite, une zone de contact intense mais ponctuelle, au sein d’un monde où l’animal occupe la totalité de l’horizon symbolique.
Déjouer les mécanismes de la suspicion
Le livre prend ici une dimension critique stimulante en interrogeant notre propre regard. Philippe Grosos décortique la réticence historique des préhistoriens à accepter l’existence ontologique de ces êtres composites. La rationalité moderne préfère souvent voir dans le théranthrope un artifice : l’humain travesti, le chaman sous son masque, le « sorcier » déguisé. L’auteur identifie cette « suspicion » comme le symptôme d’une difficulté à concevoir une pensée qui admettrait la fluidité entre les espèces sans recourir à la prothèse du costume. Il propose au contraire de considérer le tracé continu entre l’épaule humaine et l’encolure animale comme l’indice d’une continuité vécue, d’une participation intime au vivant.
Cette approche permet de relire les énigmes de l’art pariétal sans chercher à les résoudre par une clé unique. La célèbre figure du Puits de Lascaux, cet homme à tête d’oiseau face au bison, se comprend dès lors comme un hapax, une anomalie volontaire qui résiste à la narration linéaire. Dans la grotte des Trois-Frères ou celle de Gabillou, les figures hybrides témoignent d’un jeu formel et conceptuel. L’indétermination, le flou anatomique, deviennent sous la plume de Philippe Grosos des qualités positives : elles manifestent une pensée où l’identité reste mouvante, où l’humain se définit par sa porosité avec l’environnement. Toutefois, le philosophe prend le risque, inhérent à toute herméneutique de l’image muette, de prêter une intentionnalité philosophique forte à des œuvres dont le contexte rituel ou social nous échappe largement.
La rupture néolithique : l’humain au centre
L’essai gagne encore en densité lorsqu’il aborde le grand basculement de l’Holocène. Avec le processus de néolithisation, l’image change de statut. Ce que Jean Guilaine présente comme « seconde naissance de l’homme » marque l’avènement d’un régime que Philippe Grosos qualifie, au terme de son analyse, d’ontologie « présentielle ». L’activité humaine envahit la représentation ; elle sature l’espace visuel et relègue l’animal au rang de partenaire ou d’adversaire.
L’Afrique devient le laboratoire de cette mutation. Au Sahara central, les théranthropes changent d’allure : vêtus, armés, parfois en position de domination physique sur la faune sauvage, ils affirment une hiérarchie nouvelle. Philippe Grosos observe des dynamiques similaires en Afrique australe, chez les San, où l’hybride porte les récits de fondation. C’est ici que l’auteur propose une analogie structurale audacieuse entre ces théranthropes africains et l’essor du mégalithisme en Europe occidentale. Il se garde bien de tisser le moindre lien de diffusion historique entre des cultures incommensurables ; il identifie plutôt une résonance, une réponse parallèle à un même impératif nouveau : la « logique de l’ancestralité ». Dans les deux cas, qu’il s’agisse d’ériger des pierres ou de graver des hybrides fondateurs, il s’agit d’instituer une lignée, de légitimer le groupe par l’origine, de fixer l’ordre social dans la durée.
Cette trajectoire trouve son aboutissement magistral en Égypte ancienne. La civilisation pharaonique réalise la synthèse de ces deux paradigmes : le mégalithisme absolu des pyramides et la théologie des dieux hybrides. Le Sphinx de Giza, les divinités thérocéphales (Horus, Anubis, Sekhmet) ne relèvent plus du jeu fluide des cavernes. Ils codifient la puissance. L’hybridation n’est plus un passage ou une métamorphose incertaine, elle devient un attribut de pouvoir, la langue officielle d’une souveraineté qui articule le terrestre et le céleste. Philippe Philippe Grosos conclut ainsi un parcours exigeant qui, par-delà l’archéologie, interroge la manière dont notre espèce a, lentement mais radicalement, modifié les termes de son dialogue avec le monde vivant.
D’une érudition qui captive sans jamais peser, cet ouvrage transforme une énigme archéologique en une fresque existentielle, révélant la puissance de pensée d’un auteur capable de lire le destin de l’espèce dans le tracé d’un profil.
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