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Joann Sfar, Nous vivrons. Enquête sur l’avenir des juifs, Les Arènes, 16/04/2024, 450 pages, 35€.

L’ennemi, ce n’est pas le Palestinien ou l’Israélien, ou le musulman ou le juif. L’ennemi, c’est celui qui décide que les enfants sont des cibles. On reste assis et on subit les massacres. Les assassins de tous les camps sont des alliés objectifs.

Cette phrase que Sfar met en exergue de sa dernière bande dessinée, un lourd volume au format inhabituel, donne le ton de son texte, une réflexion, doublée d’une enquête, sur les événements du 7 octobre 2023. Le ton, inhabituellement grave, de son livre, est à la mesure de cet événement tragique. Le choix d’une monochromie bleue pour l’ensemble de la BD revêt une dimension létale, en opposition au titre porteur d’espoir : Nous vivrons.

Le Haï

Ce titre renvoie au Haï, un symbole porte-bonheur que l’on porte en breloque ou autour du cou, et qui signifie “la vie”, et, par extension, “la santé” ou “la survie”. Sfar avoue un désir, longtemps réprimé, d’en posséder un. La joie et l’humour qui se dégagent des premières pages, pleines d’autodérision, avec un protagoniste qui assume son désir de porter un haï aussi voyant que possible, exhibé dans l’ouverture d’une chemise (et de ce fait jugé vulgaire par les ashkénazes). Cadeau d’anniversaire à retardement, le haï de Sfar constitue l’occasion d’une fête que l’auteur, informé de la réalité, mais mû par une rage profonde, n’annule pas. La coïncidence des événements permet à l’auteur d’exprimer le désir de survie de tous les Juifs persécutés.
A ce bijou symbolique font écho les nombreux toasts portés en hébreu tout au long de la fête, et répétés par les invités : “Lehaïm”. Deux lettres hébraïques signifiant “Nous vivrons” sont reprises dans le souhait “Le Haïm”, “à nos vies”, que traduit Sfar. Il se représente lui-même donnant la clé de ces formules possédant la même étymologie. Le Haï sur la poitrine veut dire “Vis !”, précise une des bulles, tandis qu’une autre rappelle que “Am Israël Haï” veut dire “Notre peuple vivra.”
C’est ce simple désir de survie, en Israël ou hors d’Israël, que Sfar oppose au désir de victoire des autres peuples, qui permet de comprendre le titre, réel et symbolique, de cette bande dessinée, d’un ton sensiblement différent de celles de l’auteur, qui traitent de sujets graves par l’humour et l’autodérision. La fin du prologue revêt une forme d’excuse : “Pardon pour ce souhait humble que le peuple juif survive. Pardon de refuser de mourir pour faire plaisir aux génocidaires. Longue vie.”
Le livre se mue ensuite en enquête personnelle, ponctuée de dates marquantes, qui débute avec la marche du 9 octobre et s’achève le 4 janvier 2024, par une vignette montrant l’auteur, dans le cimetière de Nice où repose sa mère, levant un verre sur la tombe et proclamant : “Lenhaïm, to life”»

Un climat de peur et de sidération

Sfar dénonce la peur qui s’est emparée de la communauté juive de France à la suite des événements du 7 octobre, en listant une série de faits, anciens ou récents. La marche contre le terrorisme et pour la libération des otages, qui se heurte au silence et à l’indifférence, la liste des précautions prises par les familles juives en France, pour éviter les agressions antisémites, la peur dans le regard des mères juives. Il évoque avec humour ce que signifie Israël pour lui, dresse les statistiques de la diminution conséquente de la population juive dans le monde arabe entre 1940 et aujourd’hui.

Israël, pour la plupart des Juifs de la planète, c’est ça : un refuge si on tente de nous exterminer à nouveau. C’est ça, mon 7 octobre. C’est le pire massacre des Juifs depuis la Shoah et en plus, ne le prenez pas mal, mais j’allais dire, ça ne tombe pas au meilleur moment. Je ne crois pas qu’il y ait un moment idéal pour brûler vives des familles entières, violer leurs cadavres et commettre un tel carnage, mais vu de France… ça intervient à un moment où beaucoup de Juifs se voyaient sur le départ.

Cette peur, Sfar la décline à travers de multiples exemples, mesures de protection, harcèlement des enfants juifs à l’école publique, qui deviennent des cibles potentielles dans les écoles juives, etc. Lui-même pointe ses propres lâchetés.

Histoire et actualité

Joann Sfar donne la parole à son père, qui évoque l’histoire du peuple juif à travers les siècles, avant de raconter le processus qui a mené à la fondation de l’État d’Israël. Il montre la dimension absurde et paradoxale de cet état, promis aux uns et aux autres, puis fait l’historique des luttes qui ont suivi sa création, en mettant l’accent sur le rôle joué par les Anglais. Il pointe les difficultés et la complexité de la situation actuelle, sans omettre de préciser le rôle joué par les pays arabes, n’accueillant aucun Palestinien mais finançant la guerre avec des pétrodollars.
Le bédéiste revient ensuite sur les massacres du 7 octobre en retranscrivant des témoignages insoutenables, comme celui d’un légiste israélien. Il met aussi l’accent sur des destins individuels comme celui de Shani Louk, une jeune fille germano-israélienne dont on n’a retrouvé qu’un bout de crâne, et celui de Liel Hetzroni, brûlée vive avec sa famille, ou fait intervenir un volontaire de Zaka, racontant les scènes auxquelles il s’est trouvé confronté. Sfar détaille les traumatismes, les tortures, et toute une série d’abominations, d’une lecture difficile à supporter. Il rapporte aussi des témoignages vécus d’antisémitisme en France. Puis il met dans la bouche de son grand-père mort ces mots terribles : “l’anomalie c’est quand nous parvenons à ne pas nous faire massacrer.”

L’enquête de Sfar

Conscient de sa propre impuissance (que peut un dessinateur ? se demande-t-il au fil des pages) l’auteur du Chat du Rabbin interroge ses proches, puis diverses personnes, en France et en Israël. Sa tante, son amie Hadar, professeur de philosophie, qui copie la danse des filles de Tsahal allant au combat, le rabbin Delphine Horvilleur et bien d’autres, dont les noms et les visages apparaissent à l’intérieur de la couverture, peuplent ces pages. Ils parlent de l’histoire, de la foi, de la peur qui les étreint, et tentent de ne pas céder à la haine ou à la peur. L’auteur rapporte les propos de Delphine Horvilleur le jour du 7 octobre : “Il faut qu’on se surveille l’un l’autre. Si j’ai le sentiment ou si tu as l’impression qu’on perd notre humanité on se le dit”. Il interroge aussi le géopolitologue Frédéric Encel, qui montre les possibilités d’une solution au conflit, et la difficulté à l’exécuter, revient sur la libération de certains otages, fait état des stars et des influenceurs qui manifestent une hostilité déclarée aux Juifs, comme Gigi Hadid ou Kanye West, et constate que ses dessins “ne font pas le poids” face à la propagande et au déchaînement médiatique. Les blagues juives dont il parsème son texte n’en allègent jamais la gravité. Il rappelle qu’Emmanuel Macron n’est pas allé à la marche contre l’antisémitisme, et a tenté de compenser son absence en organisant par la suite un allumage de bougies de Hannoucah, au mépris de la laïcité, “pilier de notre république.” Il revient aussi sur l’audition par le congrès des présidentes de Harvard, de Pennsylvanie et du MIT, et juge “hallucinante” la séquence filmée de celle-ci.
Enfin, l’auteur se rend en Israël pour recueillir la parole des membres des deux communautés, et constate qu’ils se mélangent rarement. Le récit de ce voyage occupe la dernière partie du volume.

Cette enquête, proche d’un journal intime dans lequel Sfar consigne ses rencontres, ses réflexions et les faits d’actualité, revêt un caractère bouleversant. Il raconte et met parfois en image l’indicible pour réveiller les consciences, montre l’horreur de l’antisémitisme et invite à créer les conditions de la paix. Publiée dans l’émotion, c’est la BD la plus personnelle de Sfar, qui n’avait jamais écrit de manière aussi forte. Avec humilité, il avoue son incapacité à lutter contre l’horreur avec les outils dérisoires dont il dispose. Son texte nous appelle à comprendre la situation des Juifs en France et à l’étranger, mais aussi à éprouver de l’empathie pour toutes les victimes innocentes. Un témoignage aussi violent qu’un coup de poing, qui nous force à ne pas détourner notre regard, à prendre en compte le caractère terrible de l’actualité, et montre que, depuis la date fatidique du 7 octobre, une fracture s’est installée et que rien ne sera plus comme avant.

Image de Chroniqueuse : Marion Poirson

Chroniqueuse : Marion Poirson

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