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Hervé Drévillon est sans conteste l’un des plus éminents spécialistes de l’histoire militaire. Ce professeur d’histoire à l’université Paris-I Panthéon – Sorbonne, dont la plume et la science se combinent avec éloquence, a fondé l’Institut des études sur la Guerre et la Paix en Sorbonne et occupé, entre autres, des fonctions de direction à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) et au service historique de la Défense (SHD), deux institutions de renom du ministère des Armées. Outre son engagement académique et institutionnel dans le milieu de la défense, Hervé Drévillon est l’auteur de nombreuses publications, témoignant sa volonté de diffuser son savoir et sa passion.

Son dernier ouvrage Penser et écrire la guerre s’inscrit dans cette même dynamique de partage des connaissances. Dans un style remarquable, l’auteur propose une immersion dans l’histoire de la pensée militaire, « contre Clausewitz », de la fin du XVIIIe siècle au début du XIXe siècle. Le lecteur, confirmé comme néophyte, s’y abandonnera avec délice, tant l’œuvre regorge de références et d’anecdotes qui ont façonné l’histoire militaire. Cette plongée est facilitée par la connaissance encyclopédique de l’auteur qui, loin de sombrer dans le travers d’une démonstration inintelligible à la portée des seuls initiés, adapte son verbe afin que son propos puisse être saisi par chacun dans sa complexité.

Articulé en trois parties proportionnées elles-mêmes découpées en trois chapitres, le livre est, sur la forme, un modèle de rigueur. Cette structuration n’est en rien anodine puisqu’elle permet de cadrer le propos et de servir la narration. Car, au-delà des connaissances historiques qui sont offertes au lecteur, Hervé Drévillon prend soin de raconter une histoire, dans une plume élégante teintée d’érudition. Il en résulte un essai d’une richesse littéraire incontestable, particulièrement agréable à parcourir.

Sur le fond aussi, et ce n’est pas une surprise, le sujet est maîtrisé à la perfection. S’appuyant aussi bien sur l’œuvre de Carl von Clausewitz que sur les écrits des plus augustes théoriciens de la pensée militaire (à l’instar de Pelet, Jomini, Napoléon ou le comte de Guibert pour n’en citer que quelques-uns) ou les réflexions d’auteurs contemporains, Hervé Drévillon analyse la pensée de la guerre, qui, selon lui, peut être considérée comme un champ littéraire à part entière. C’est sans doute là la singularité de cet ouvrage éclairé. Appréhender le pire de la nature humaine – la guerre – dans un prisme presque esthétique.

De la fin du XVIIIe au début du XIXe siècles, de nombreux auteurs ont cherché à théoriser la guerre selon des approches et des méthodes différentes, le plus souvent fondées sur leur propre expérience. De grands noms sont ainsi parvenus à se distinguer, tant par leur rigueur épistémologique que par leur plume. Le plus illustre d’entre eux est sans doute Antoine de Jomini qui, en 1837 et après une intense activité littéraire, publie son Précis de l’art de la guerre, considéré comme un ouvrage de référence en la matière. Dans ce livre, Jomini s’inscrit en opposition à Clausewitz, autre figure célèbre de la théorie militaire. « Contre Clausewitz (…), Jomini acquit une gloire littéraire qui détermina sa vie ». L’opposition entre ces deux auteurs fut « alimentée par le contraste de leurs positionnements dans le champ littéraire de la pensée militaire ». Les controverses permirent de confronter les idées et leurs fondements épistémologiques. Clausewitz avait lui-même reconnu l’inachèvement de son œuvre.

En se concentrant sur les enjeux épistémologiques et littéraires de la mise en œuvre de la pensée de la guerre, Clausewitz révéla des problématiques et des thématiques structurantes de la théorie militaire, qu’il ne parvint pas à surmonter mais qu’il contribua à mettre en évidence. Il faut donc s’appuyer sur Clausewitz pour étudier la construction contre Clausewitz du champ de la pensée milittéraire.

Par cet habile mot-valise, « milittéraire », Hervé Drévillon introduit une notion qui transcende la seule histoire militaire. Dans la première partie du livre, le lecteur saisit ainsi tout l’enjeu de la publication de la pensée militaire vers la fin du XVIIIe siècle. À cette époque, le développement de la pensée militaire entraîne une véritable spécialisation des maisons d’éditions et des « librairies pour l’art militaire ». En France, par exemple, en 1820, la marque Magimel devenue Anselin, s’est « imposée comme un véritable label de référence, en publiant les œuvres de Jomini ou (…) de Rogniat ». Se développent alors de véritables stratégies éditoriales et littéraires autour, en particulier, de la mythologie des gloires d’outre-tombe.

La glorification d’une œuvre à une époque distante du temps de sa composition établissait sa capacité à formuler des vérités éternelles. (…) Le succès post-mortem de Clausewitz ne fut en cela pas si original, car il s’appuya sur une véritable mythologie de la gloire posthume.

En effet, en introduisant la perspective d’être lu après sa mort, « Clausewitz activa le statut d’auteur post-mortem qui s’était installé dans le champ littéraire de la pensée militaire « .

La littérature militaire se « vend » donc bien, portée par un contexte géopolitique instable qui favorisera la publication de nombreux ouvrages sur la guerre. Cette époque a favorisé, en quelque sorte, l’apparition des premiers « auteurs militaires ». L’Essai général de tactique, publié par Guibert en 1770, acquit par exemple une certaine gloire lorsque Voltaire reconnut la grandeur littéraire et intellectuelle de l’œuvre dans son poème La Tactique (1773). Même si Voltaire en conteste le fondement moral,  » rappelant son aversion pour la guerre et ses réticences contre la société militaire », il concède toutefois à Guibert le « mérite d’avoir élaboré une œuvre susceptible de soumettre la pratique de l’art de la guerre à l’empire de la raison et donc d’en limiter la violence et la nuisance. »

La pensée milittéraire a ainsi permis de poser les jalons d’une véritable science de la guerre afin de mieux déterminer ce qu’il convient de « faire en guerre », ce que propose d’étudier Hervé Drévillon dans la deuxième partie de l’ouvrage. L’auteur revient ici sur la notion de campagne militaire, qui recouvre des réalités très diverses avant de s’intéresser aux batailles puis aux notions de sièges et de bombardement. Un triptyque qui permet au lecteur de cerner, à travers les écrits de Grimoard, Napoléon, Jomini ou Carnot, la réalité des batailles ayant ensanglanté l’Europe. Une réalité évoquant l’interaction étroite entre guerre et politique, appréhendée dans la troisième et dernière partie de l’ouvrage. L‘auteur nous rappelle par exemple que la formule clausewitzienne de la guerre comme « continuation de la politique par d’autres moyens » ne possède aucune originalité, en ce sens qu’il s’agit d’un véritable lieu commun. Clausewitz se distingue néanmoins de ses contemporains par le fait qu’il considère que la guerre a « sa propre grammaire, mais non sa propre logique ». Sa définition théorique de la « guerre comme une « grammaire de la politique, dépourvue de logique propre » met ainsi l’accent sur les moyens de mise en forme guerrière des fins politiques et non pas sur la fin.

Si Penser et écrire la guerre a pour sous-titre « Contre Clausewitz », Hervé Drévillon rend toutefois hommage à l’apport essentiel de Clausewitz à la pensée militaire, tout en relevant les points de faiblesse de sa vision idéaliste des conflits armés.

La pleine conscience de la précarité de sa démarche n’empêcha pas Clausewitz de conférer à son œuvre une valeur dogmatique. Après avoir reconnu l’incertitude du support empirique de sa réflexion, il formula d’âpres conclusions, qui n’ouvraient aucune perspective de nuance ou de relativisation.

Avec Penser et écrire la guerre, Hervé Drévillon signe un ouvrage de référence sur la pensée militaire doublé d’une solide lecture critique de l’œuvre du célèbre théoricien militaire prussien.

Florian BENOIT
articles@marenostrum.pm

Drévillon, Hervé, « Penser et écrire la guerre : contre Clausewitz, 1780-1837 », Passés composés, 06/10/2021, 1 vol. (344 p.)

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