Arturo Pèrez-Reverte, Sidi, Traduit de l’espagnol par Gabriel Iaculli, Le Seuil, 05/05/2023, 1 vol. (342 p.), 21,90€
Avec virtuosité, Arturo Perez-Reverte narre une séquence de l’épopée de Ruy Diaz de Vivar, dit le Cid Campeador (« le champion des batailles rangées ») dans une « Espagne incertaine, aux confins instables » où, « selon la direction du vent », les Chrétiens se combattaient, attaquaient les Maures ou faisaient alliance avec eux. Dans ce contexte, jugé trop ambitieux par son suzerain Alphonse VI, Roi de Castille et de Leon, Ruy Diaz est l’objet d’un décret d’exil (1082). Puis, alors que Berenger-Raimond, le roi Franc de Barcelone refuse ses services, il s’allie avec le Maure Yusuf al Mutaman, roi de Saragosse.
Ruy Diaz, le Cid campeador : naissance d'une légende vivante
D’une écriture particulièrement dense, qui tient en haleine du début à la fin du roman, Arturo Perez-Reverte nous révèle ce qui fait de Ruy Diaz une « légende vivante », vénérée par ses hommes. Il nous sensibilise également au possible dialogue entre Chrétiens et Maures, précisant comment, à certains moments de la Reconquête de L’Espagne (722-1492) par les Chrétiens, leurs différences ont pu exister sans tensions, voire se conjuguer pour le meilleur.
Ruy Diaz, l’étoffe d’un chef de guerre exemplaire
Inspiré par Le poème du Cid (unique chanson de geste de la littérature espagnole) et par La légende du Cid de José de Zorilla (1882), Sidi nous invite à suivre les combats épiques menés par le chevalier Ruy Diaz. Avec un incontestable et pénétrant sens du récit, Arturo Perez-Reverte montre en quoi, ces combats ont contribué à forger sa légende. Si Ruy Diaz sort vainqueur de corps à corps d’une violence inouïe tels qu’ils se déroulent au 11ème siècle, c’est parce qu’il réussit à obtenir l’adhésion sans failles de ses hommes, qui acceptent sans discuter que leur « sueur et [leur] sang [lui] appartiennent parce qu’ils se mêlent au sien ». S’il remporte des victoires, c’est bien sûr aussi parce qu’il est profondément convaincu que les chevauchées et les batailles doivent être « réfléchies et prévues ».
Sidi : maîtrise du courage et du commandement
Ainsi, la renommée de meneur d’hommes sans pareille de Sidi (c’est ainsi que ses hommes l’appellent) se fonde sur le lien qu’il a su instaurer entre lui et eux. Afin d’être un chef « suffisamment respecté pour être estimé supérieur, le meilleur de tous », Ruy Diaz a appris qu’on ne s’adresse pas à des soldats comme on le fait à des courtisans. Il a compris que pour « conduire un guerrier, il faut en appeler à ce qu’il a dans le ventre » et non pas le flatter. Afin que ses hommes adhèrent avec le moins de réticence possible aux contraintes de leur condition de combattant « à la vie à la mort », Ruy Diaz considère donc qu’il est « essentiel pour un capitaine de connaitre le nom de tous ses hommes (…). Être appelé par son nom au moment où l’on risque de flancher [étant] décisif pour repartir au combat ». De même, il n’a « jamais ordonné à un homme de s’occuper de ce qu’il pouvait faire lui-même (…) : il dormait là où tous dormaient, mangeait ce qu’ils mangeaient, s’occupait de son équipement comme les autres. Et il combattait comme eux, toujours dans le plus grand danger, leur portant secours dans la mêlée comme ils le faisaient pour lui ». En commandant ses hommes comme il le fait, Ruy Diaz sait que, parmi ceux-ci, « les couards » sont absents ; seuls sont sous ses ordres « ceux qui ignorent la peur, ceux qui l’éprouvent mais évitent de le montrer et ceux qui ne la cachent pas mais font leur devoir ». Selon Ruy Diaz, « c’est aussi vieux que le monde et la guerre » : pour espérer gagner une bataille, la détermination des soldats requiert obligatoirement le sang-froid de leur chef.
Sidi : le génie stratégique à l'œuvre
Quant à la renommée de Sidi en tant que stratège de guerre hors-pair, elle s’est imposée parce qu’il a su « se montrer capable d’échafauder des plans et de convaincre les autres de les exécuter, même si cela doit les conduire à la mort ». Ruy Diaz a intégré que « réfléchir et prévoir » en amont un combat se fait en ayant admis qu’ »en guerre tout est incertain, [qu’il n’y a] pas de formule qui assure la victoire. Seulement des occasions qui la facilitent ou l’empêchent ». Les décisions avec leurs possibles conséquences immédiates doivent être en permanence pesées par un chef de guerre digne de ce nom. Notamment, après la bataille qu’il a remportée en se mettant au service de Yusuf al Mutaman, il dit à celui-ci : « pendant que je dresse un plan d’action, j’essaie d’imaginer tout ce qui peut tourner mal ». Dans Sidi, La manière dont Ruy Diaz conçoit la guerre ne se limite pas aux exigences non-discutables du rapport de subordination du vassal au suzerain caractéristique de l’époque, elle suggère aussi une réflexion plus philosophique sur l’idée de guerre. Cela sans oublier qu’au cours d’un combat, il y a toujours un moment où « l’on lutte de son mieux non plus pour le roi de Saragosse ni pour la Castille, ni pour ses hommes, ni pour sa réputation [mais] pour sa vie ».
Chrétienté et Islam au temps du Cid : rencontre de deux cultures
À partir du moment où Yusuf al Mutaman accepte que Ruy Diaz se mette à son service comme chef de guerre, ce dernier, ne le voyant plus comme un ennemi, est alors capable d’identifier une autre approche du monde que celle d’un Chrétien et ainsi, par comparaison, d’en apprécier des aspects.
Dès sa première rencontre avec Yusuf al Mutaman, Ruy Diaz a constaté « qu’il savait poser les questions et écouter les réponses, vertus rares chez les puissants ». Ce constat l’amène à s’autoriser à reconnaître des qualités enviables au roi de Saragosse. Notamment, il le voit comme un homme ouvert qui craint l’intolérance du Djihad venant alors d’Afrique du Nord. Ruy Diaz l’estime aussi parce qu’il respecte sa propre décision irrévocable de ne jamais guerroyer contre Alphonse VI qui, bien qu’il l’ait banni, demeure à jamais son « suzerain naturel ». Ruy Diaz perçoit que sa décision fait de lui un homme droit qui ne peut que susciter le respect d’un roi maure, amenant celui-ci à noter : « nous ne sommes pas si différents, n’est-ce pas ? De religions différentes, mais fils de la même terre et de la même épée ».
Ruy Diaz est également sensible au raffinement du Palais et des jardins de Yusuf al Mutaman, qui se distinguent très nettement de la rusticité des châteaux forts des rois chrétiens, ainsi qu’à la délicatesse mauresque des mets qui lui sont servis et des bains et massages qui lui sont prodigués. L’excellence de l’accueil et de l’attention qui lui accorde Yusuf al Mutaman prédispose Ruy Diaz à opposer la discrétion et la piété de sa femme Jimena, qu’il a mise en sécurité dans un couvent, à l’aisance et la liberté d’esprit et de corps de Rachida, la sœur du roi de Saragosse qui l’invite à une fête qu’elle organise en dehors de la présence de son frère. Ruy Diaz est très surpris et charmé de rencontrer « une femme qui lit » et qui le revendique sans détour.
Le roman d'Arturo Perez-Reverte : une plume expertement affûtée
Dans Sidi, à l’instar de tous les chefs de guerre du haut Moyen âge, Ruy Diaz pend, crucifie, décapite et réduit en esclavage avec une facilité terrifiante. Cependant, il n’est pas totalement dépourvu de ces dispositions à la tolérance qui, plus tard et non sans difficultés et échecs, seront reconnues par la plupart des sociétés comme fondamentales à développer. Porté par une écriture à la fois sans fioritures et très érudite, le roman d’Arturo Perez-Reverte nous captive dès le début. N’est-ce pas là l’un des principaux objectifs – sinon l’objectif – d’une œuvre romanesque ?
Chroniqueuse : Éliane le Dantec
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