Renée Vivien, Une femme m’apparut…, Rivages, 24/01/2024, 1 vol. (173 p.), 8,50€
Célébrée par la chanteuse Juliette, dans sa chanson Monocle et col dur, l’écrivaine Renée Vivien, un peu oubliée, vient d’être rééditée par Rivages. Figure sulfureuse de la Belle Époque, icône lesbienne, Renée Vivien raconte dans Une femme m’apparut sa liaison passionnée et douloureuse avec la séduisante et volage Nathalie Clifford Barney, femme de lettres américaine, dont elle a dû subir les infidélités répétées.
Un monde de passions féminines
Placé sous le signe de la Divine Comédie, avec en exergue cette citation de Dante qui célèbre l’amour spiritualisé du poète pour Béatrice, le roman de René Vivien multiplie les figures féminines. La première est l’Annonciatrice, au regard « mystérieux et troublant comme le San Giovanni de Léonard », qui, par compassion pour sa solitude, promet de guider la narratrice vers Lorély, « la prêtresse païenne d’un culte ressuscité, la prêtresse de l’amour sans époux et sans amant, ainsi que le fut jadis Psappha, que les profanes nomment Sapho ». L’année précédente, René Vivien avait publié une traduction des œuvres de Sapho, ainsi qu’une biographie de la poétesse grecque. Elle fait à plusieurs reprises allusion à ce personnage dans son roman. En dépit de l’avertissement de l’Annonciatrice : « Je crois que Lorély aime l’éternel amour plus que les éphémères créatures qui l’incarnent pour elle », la narratrice s’éprend de la belle et narcissique séductrice.
D’emblée, Lorély est associée à une divinité lunaire. Une lumière particulière souligne son apparition presque mystique. Sa pâleur, sa blondeur lui confèrent un caractère surnaturel, non exempt toutefois de sensualité, comme le manifestent les voiles dont elle se vêt, qui « traduisaient la souplesse insidieuse de son corps ». Lorély incarne une féminité double et contradictoire, mélange de spiritualité et de sexualité. Si l’Annonciatrice avait le sourire indéfinissable de San Giovanni, celui de Lorély est qualifié de florentin, comme une préfiguration des « baisers florentins » de La chanson du Mal-Aimé. Ce terme, choisi sciemment, évoque les manœuvres politiques de la cour des Médicis, et laisse percer, à travers la fascination initiale, la méfiance. Lorély présente à la narratrice une pléiade de jeunes beautés, incarnations de fantasmes lesbiens, une marquise aux cheveux poudrés, une gitane, « une petite vierge gothique », une autre « dont la chevelure garde une odeur de myrrhe et de santal », la description des deux dernières évoquant une forme d’amour mystique. On retrouve le vocabulaire religieux dans la suite du récit, toujours en relation avec Ione, une autre amante. Lorély s’imagine elle-même en prêtresse, vouant un culte à une très jeune fille qu’elle appelle « La Belle aux désirs dormants » : « Je voudrais choisir pour elle des mots féminins ineffablement, lui dresser un culte en dehors du monde, l’entourer de lys, d’encens et de cierges. Je serais la vestale qui veillerait sur son corps sacré, comme sur un autel. »
Une séduction destructrice
L’amour éprouvé par la narratrice, cette « union des lèvres fébriles en un baiser« , a déjà le goût de « l’amertume des regrets futurs », et subit les affres d’une jalousie qui la dévore, face à l’inconstance de Lorély. L’univers décrit devient alors crépusculaire et mortifère. Les nénuphars sont qualifiés de léthéens, ce qui suggère tout à la fois l’oubli et le fleuve des enfers. La chevelure de Lorély apparaît « morbide ». Elle évolue dans des marécages éclairés de feux follets, « torches spectrales » pour la narratrice, « festins d’amour » pour la femme fatale qu’elle incarne. De ce monde de femmes, l’homme apparaît forcément exclu. Lorély, qui rejette le mariage et la maternité, reproche à une jeune fiancée, sa « prometteuse d’azur », d’immoler « ses limpides vingt ans », et se livre à une diatribe impitoyable contre le mariage, défini comme un esclavage immoral et humiliant : « vous subirez demain le rut avilissant du mâle ». Avec violence, les propos de Lorély remettent en question la maternité même, accusée de donner à l’avenir « un nouveau gémissement, une nouvelle souffrance », en ignorant « la plainte de la race humaine », sans souci de perpétuer « l’horreur de vivre et l’horreur de mourir » , »deux tortures » que la jeune épousée infligera à sa « postérité impuissante. » Implacable, elle poursuit : « Allez vers votre destin. Vous avez voulu la médiocrité et la laideur ».
Femmes et fleurs
Les fleurs jouent un grand rôle dans les descriptions de l’autrice. Juliette évoquait dans sa chanson « les violettes de Vivien », mais ici, cette fleur se réfère à Psappha, « la tisseuse de violettes ». La première rencontre entre Lorély et la narratrice fait intervenir une profusion de fleurs, lys tigrés au parfum pénétrant, « grappes d’orchidées retombant avec une grâce triste », gardénias, qui composent la flore personnelle de l’autrice, et son univers poétique, manifesté par diverses citations, comme : « J’ai rêvé d’un Calvaire où fleurissaient des roses », un alexandrin de Natalie Clifford Barney où se côtoient, une fois de plus, mysticisme et sensualité. La mort, pour sa part, est associée aux iris blancs ou aux nymphéas. Les femmes évoquent des modèles de l’Art Nouveau, (tableaux de Mucha), ou des peintres préraphaélites, comme en témoigne cette description : « Je la trouvais toujours vêtue d’une ample robe au rouge sombre, qui, je ne sais pourquoi, m’évoquait les soirs de Florence. Ione se plaisait à porter une ceinture de rubis et un pendentif au dessin hiératique, composé d’un rubis pâle encadré d’or vert et terminé par une perle baroque », qui fait songer aux tableaux de Dante Gabriel Rossetti .
Une féminité dangereuse et maléfique
Lorély, avec ses yeux, « froidement bleus, telles les eaux baignées de lune affiche une prédilection pour son collier de pierres irisées et se dit parée « des larmes de la lune ». Figure liée à l’eau, au « charme ondoyant », « plus belle que l’Undine », elle s’avère proche de la fée Viviane, qui, comme elle, a les yeux « d’un bleu mortel », et des cheveux couleur de clair de lune. Dans l’herbier de Renée Vivien, la fée est associée à des plantes vénéneuses, digitale ou ciguë. Avec les « blonds un peu glauques de sa chevelure » (le choix de l’adjectif polysémique ne doit rien au hasard) elle fait songer à une Hamadryade. La narratrice énumère un certain nombre de déités, et conclut son énumération par les naïades et les Néréides. Lorély incarne toutes ces figures, mais de façon très inquiétante. Et, surtout, dit la narratrice, « je retrouvais en elle l’harmonieux péril que symbolisaient les sirènes ». L’oxymore met l’accent sur le fait que si leur association à l’eau en exprime le caractère insaisissable et fugitif, elle renvoie aussi à l’émanation d’une féminité dangereuse et maléfique, liée à la nuit, l’eau, la lune et la longue chevelure. Le nom de Lorély rappelle la Lorelei, pas encore célébrée par Apollinaire mais Heinrich Heine avait publié un poème sur ce sujet, si bien que le motif était déjà connu. Mais la trahison la plus grande intervient lorsque la narratrice surprend Lorély en train de séduire un homme. « Elle se profanait, elle se diminuait misérablement. » L’Annonciatrice lui révèle alors la vraie nature de son amante, qui se complaît à faire souffrir les hommes, à exciter leur désir et leur convoitise : « Lorély adore les tortures que font naître son sourire et son regard. Le sentiment de sa puissance féminine l’enivre. Mais elle n’aime point les hommes qu’elle se plaît à faire souffrir. » Elle rappelle aussi Lilith, première femme d’Adam dans la tradition juive.
L’autre figure féminine, avatar de Lorély, dont la narratrice imagine la mort par ophélisation, dans une citation du célèbre tableau de Millais, autre peintre préraphaélite. Lorély flotte « sur un marais stagnant », déclinaison de l’eau létale : « Les seins blêmes étaient deux nénuphars. Les yeux révulsés me regardaient… Elle flottait, les cheveux mêlés d’iris et de roseaux, comme une perverse Ophélie ».
La redécouverte de ce texte oublié nous initie à l’univers singulier de Renée Vivien, un monde de femmes-fleurs, mais d’où ne sont exemptes ni la souffrance, ni la jalousie, ni la mort. L’écriture lyrique de l’autrice, ses citations poétiques, renvoient à une forme d’écriture féminine, qui s’ancre dans le souvenir de Sapho, et préfigure les textes féministes des années 1970. Un roman à redécouvrir, bien avant les romans de Colette que son époque jugeait sulfureux.
Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne
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