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Sensible et poignant, « Requiem pour la jeune amie », le nouveau roman de Gilles Leroy, explore l’empreinte de ces fantômes qui accompagnent les survivants.
Il est certains titres qui disent tout et ne dévoilent rien. « Requiem pour la jeune amie » est un tombeau littéraire, une pierre tombale composée de mots, de souvenirs, de joies et de douleurs, monument à la fois plus éphémère et plus durable que les marbres des cimetières. Dans les livres de Gilles Leroy, le narrateur – toujours le même, toujours différent –, nous a habitué à explorer la vie de l’auteur dans ce que celui-ci appelle « autographie » : le papier remplace la pierre lithographique. Demeure l’encre.
Cette histoire est celle d’une amitié, à vingt ans, entre le narrateur et la jeune amie dont le nom sera tu presque jusqu’à la fin du livre. Lorsqu’elle est « violée d’abord, tuée ensuite », il prend ses distances avec ce deuil dont l’enquête policière alourdie le poids. Plusieurs décennies après, le narrateur vieilli, la chevelure « blanchie », se souvient de cette relation et fait revivre la personnalité de sa jeune amie dans un hommage bouleversant. Tout un Paris des années quatre-vingt renaît au fil des pages, en toile de fond : paradis perdu des premières amours masculines, enfer bien réel, avec l’épidémie de sida qui s’éveille et frappe.
Cette messe de requiem est portée par un soliste. Une seule voix en plain-chant et non un chœur dramatique. L’évocation de la jeune amie permet au narrateur de convoquer d’autres fantômes du passé : sa mère, à laquelle le drame a toujours été caché ; le père présent absent ou absent omniprésent, dont l’écho résonne sur d’autres figures paternelles. Toute une histoire familiale surgit, se construit et jette une lumière crue sur la mémoire, l’oubli et le besoin de récit. Que l’on soit ou non écrivain, nous avons tous besoin de nous créer, de nous recréer une histoire.

C’était la première fois que nous creusions le fond des choses, je veux dire : les choses fondatrices, la première fois que nous brisions aussi crûment la vitrine enluminée des mythologies familiales […] ; c’est à ce moment qu’on a cessé d’être des amis ordinaires, des amis pratiques qui bossent ensemble, partagent goûts, opinions et loisirs, pour devenir, je ne dirais pas ma sœur, je ne dirais pas son frère, non, deux êtres qui peuvent se dire ce qu’un frère et une sœur ne se disent pas. (p. 129.)

C’est le roman du roman qu’aurait pu constituer cette mort. Gilles Leroy dédramatise sa narration, au sens étymologique du terme ; il en supprime l’action. Le récit rétrospectif ne s’intéresse aux événements qu’en ce qu’ils modifient ceux qui l’entourent, car de l’événement lui-même, la mort brutale, il ne pourrait rien en dire. Tout au plus le narrateur rapporte-t-il ce qu’il s’est efforcé de ne pas imaginer, pour tenir la réalité un instant encore à distance, la scène du crime, la vision du corps profané. Lire Leroy revient à fixer son attention sur les ronds dans l’eau produits par la chute d’une pierre, comme si ces cercles concentriques, parcourus un à un, permettaient de dire ce qui les avait engendrés. « Avec le recul, ou plutôt, le surplomb du temps – ces échasses que vous donnent les années afin que vous puissiez voir à l’horizon la vie se carapater. » (p. 129), la distance et l’écriture, de cercle en cercle, rapprochent peut-être davantage de ce que fut réellement la jeune amie. Ainsi, la division de l’ouvrage progresse, du jour du drame initial (« Dies irae, dies illa »), à la salvation (« Salva me »), jusqu’à la délivrance de l’écriture (« Libera me »).En refusant de donner du sens, c’est-à-dire d’expliquer l’inexplicable – la mort –, le narrateur trouve dans l’agencement de ces souvenirs, une orientation ou une manière d’être au monde.

L’écriture de ce magnifique récit n’a rien de thérapeutique, comme l’entend la psychanalyse. Elle ne fige pas, comme le font les romanciers avec leurs personnages, un sens artificiel, établit à l’avance ou au fil de l’encre selon un plan défini ou qui se construirait page après page. Quoique le narrateur s’y refuse pourtant, c’est encore du sens que trouvera le lecteur. Toute la magie de l’écriture est là.

Marc DECOUDUN
contact@marenostrum.pm

Leroy, Gilles, « Requiem pour la jeune amie », Mercure de France, « Bleue », 04/02/2021, 1 vol. (219 p.), 18,80€

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