Jean-Christophe Rufin, D’or et de jungle, Calmann-Lévy, 07/02/2024, 1 vol. (442 p.), 22,50€
D’une « puissance douce »…
Dans les années 1990, le spécialiste des relations internationales Joseph Nye a forgé le concept de soft power qui désigne la capacité d’une puissance à convaincre en utilisant des moyens non coercitifs comme l’influence culturelle. Mais aujourd’hui le pouvoir n’est plus seulement l’apanage des États. Les géants du web, dont les fameux GAFAM états-uniens (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) sont les plus puissantes firmes transnationales des technologies de l’information et de la communication. La valeur boursière des GAFAM en 2023 équivaut au produit intérieur brut du Brésil, pourtant puissance économique émergente. Ces entreprises maîtrisent également nos vies numériques par l’incroyable quantité de données qu’elles recèlent dans leurs Data Centers. Nous en sommes devenus même dépendants tant nos modes de vie et de consommation ont été bouleversés par la révolution numérique à l’orée du XXIe siècle.
Et si un jour les géants du web s’affranchissaient du contrôle des États ? Cette question trouve toute sa légitimité dans un contexte où ils font régulièrement figure de mauvais élèves en matière de fiscalité. Jean-Christophe Rufin nous propose dans son nouveau roman D’or et de jungle d’imaginer un tel scénario avec des entreprises du numérique qui s’associeraient à une agence privée pour organiser un coup d’État à Brunei.
… à une puissance classique coercitive
Ronald Daume, à la tête d’une agence occulte, approche Marvin Glowic un ancien camarade, fondateur d’un moteur de recherches et le convainc du bien-fondé de l’aventure : pour se débarrasser de l’influence des États-Unis, les entreprises du numérique doivent avoir leur propre État. Ronald est un ex-militaire, devenu aventurier, et a déjà tenté l’expérience d’un coup d’État raté à Madagascar. Mais il ne compte pas s’arrêter sur cet échec. Pour mettre Brunei sous la coupe des géants du web, il s’entoure d’une équipe hétéroclite d’anciens soldats, dont Flora, ex-championne de plongée, d’un duo de pirates informatiques hors-norme et d’un vieil universitaire Hugues Delachaux. Avec humour et suspense, l’auteur nous conduit entre Nice, où siège l’agence de Ronald, et le petit sultanat de Brunei en Asie du Sud-Est, pour nous montrer les étapes de cet étonnant processus.
Jean-Christophe Rufin, ancien diplomate, a travaillé son sujet avec précision en s’inspirant de réelles tentatives de coups d’État qui ont eu lieu en Afrique où les pays instables et les gouvernements corrompus sont malheureusement légion, facilitant ces sombres desseins. Dans le roman, le professeur Delachaux, citant Trotsky à volonté, incarne le savoir théorique nécessaire à la réalisation de la mission. Il s’appuie notamment sur Technique du Coup d’État de Curzio Malaparte écrit en 1931 en pleine montée du nazisme en Allemagne, ainsi que sur l’ouvrage d’Edward Luttwak Coup d’État : A Practical Handbook (1968). Cette connaissance théorique lui permet d’élaborer la tactique qui sera celle de l’agence dans l’intrigue :
Dans toutes les théories classiques du coup d’État, la violence est pratiquée par ceux qui se lancent à l’assaut du pouvoir. Cette méthode-là est sanglante et même criminelle. Nous, nous sommes en train de faire l’expérience, pour la première fois au monde, notez-le, d’un autre type de processus. Nous nous contentons de révéler la violence interne d’une société, de la faire apparaître au grand jour. Comme au judo, nous utilisons l’énergie de l’adversaire pour le renverser.
Jusqu’aux dernières pages, l’auteur du prix Goncourt Rouge Brésil (2001), nous tient en haleine sur la réussite ou l’échec de la prise du pouvoir du sultanat asiatique. D’or et de jungle est un roman distrayant mais également un ouvrage instructif sur les enjeux contemporains des relations internationales.
