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D’après les textes fondateurs des trois monothéismes, Noé a trois fils : Japhet, Sem et Cham. Ce dernier serait l’ancêtre des Nord-Africains. Dans la « Genèse », après un épisode d’ivresse, Noé maudit Canaan, le fils de Cham, le condamnant à l’esclavage. Il y aurait donc, depuis l’Antiquité, un fatum tragique pour les habitants du continent africain, se parachevant par l’ignominie de la traite atlantique et de ses multiples conséquences. Hier comme aujourd’hui, la question de la race est primordiale dans la formation des identités. Dans Une histoire des Noirs d’Europe, l’historienne Olivette Otele analyse la « fabrique des préjugés raciaux » à travers la figure de ce qu’elle nomme les « Africains-Européens ». Longtemps, l’histoire de l’Europe et de ses relations au reste du monde a été écrite par les Européens colonisateurs, dans une « vision souvent paternaliste et déshumanisante ». Comme le note l’historienne Dienke Hondius, spécialiste du racisme et de l’Holocauste, l’Europe a évolué : « entre l’infantilisation, l’exotisme, l’animalisation, la mise à l’écart, l’exclusion et l’exceptionnalisme ». Sans minimiser la violence de la domination sur les populations africaines au cours du temps, Olivette Otele nous livre un récit cependant plus complexe de leur histoire, à travers des figures politiques et religieuses d’exception d’Africains-Européens, dans une perspective de temps long (du IIIe au XXIe siècle).

La Méditerranée : un espace majeur au cœur des contacts entre Africains et Européens

Les Européens d’origine africaine vivant en Europe sont au carrefour de plusieurs identités qui se croisent.

Ces relations existent depuis l’Antiquité, en particulier lorsque Rome est à la tête d’un vaste empire, dont la souveraineté se déploie sur toutes les rives de la Méditerranée. L’un de ses empereurs est d’ailleurs natif d’une province d’Afrique, la Tripolitaine. Septime Sévère (145-211) est né à Leptis Magna, ville carthaginoise. Toutefois, l’ouvrage nous apprend que pour être assimilé à l’empire et surtout à l’élite romaine, il est judicieux d’effacer ses origines géographiques et culturelles. Maîtriser à la perfection le latin mais encore plus le grec, comme l’auteur Apulée (v.125-v.170) Carthaginois également, permet une meilleure intégration à l’empire. Les contacts sont encore nombreux au Moyen-Âge de part et d’autre du bassin méditerranéen. Ne parle-t-on pas ainsi d’un « âge d’or » lorsqu’il s’agit d’évoquer la cour cosmopolite du roi de Sicile Frédéric II (1198-1250) qui s’est entouré de savants musulmans et de soldats africains ? Aux époques médiévale et moderne également, l’Église s’attelle à la christianisation des populations noires, car les discriminations existent au départ entre les religions. On parle alors de « races » chrétienne ou musulmane. Le glissement vers la discrimination en fonction des couleurs de peau s’effectue a posteriori.

Une histoire des représentations sur les Noirs et le racisme en évolution

L’auteure, qui a puisé dans un corpus de sources varié allant des récits, témoignages aux œuvres littéraires et picturales, nous rend compte de l’évolution de la perception et des regards sur les Africains qui « portaient la couleur du mal, mais ils pouvaient se repentir, être sauvés et même devenir des saints patrons ». Au Moyen-Âge en effet, la couleur noire est liée au mal dans la tradition chrétienne. Sur les cartes géographiques du XIIIe siècle, les continents africain et asiatique sont peuplés de monstres, de personnages handicapés, véhiculant une symbolique négative. Olivette Otele reprend donc la thèse de David T. Goldberg qui veut que la notion de « race » ait été inventée à l’époque médiévale. Cependant, l’auteure relève l’existence de saints patrons noirs, comme Moïse l’Éthiopien (IVe siècle) célébré en Castille occidentale. Les cultes autour des nombreuses Vierges Noires (Montserrat, Le Puy-en-Velay, Rocamadour…) en Europe attestent de la dévotion autour de ces figures entre les XIIe et XIIIe siècles.

Ce que pensaient les Européens des Noirs d’origine africaine aux XVe et XVIe siècle était toutefois plus nuancé qu’on ne pourrait le supposer des siècles plus tard. 

C’est ce qui explique probablement la position ambiguë de l’Église sur la question de l’esclavage avec certains souverains pontifes qui se sont opposés à plusieurs reprises à l’asservissement des populations noires (Martin V en 1425, Pie II en 1462). L’exemple d’Alexandre de Médicis (1510-1537) illustre parfaitement le regard porté par ses contemporains sur des Africains-Européens. Fils illégitime de Laurent II et d’une Africaine, le duc de Florence souffre d’une mauvaise réputation qui lui coûtera la vie. Mais les Florentins lui reprochent davantage les origines modestes de sa mère, son mode de vie débauché, et surtout son illégitimité que sa couleur de peau. Il est intéressant de noter que les représentations picturales du duc évoluent beaucoup d’un peintre à un autre notamment sur la couleur de sa carnation de peau. Finalement, le glissement vers un racisme basé sur ce critère semble davantage prendre corps à la fin du XVIe siècle. Les pièces de théâtre voient apparaître des personnages noirs ridicules et stéréotypés par leur parler. Le terme de « négro » remplace progressivement celui « d’esclave » dans les textes juridiques. Le XVIIIe siècle avec les premières classifications des espèces parachève le processus de « mise à l’écart » des populations noires d’Europe ou d’ailleurs.

Olivette Otele, spécialiste de l’histoire coloniale et postcoloniale de l’Europe, est la première femme noire titulaire d’une chaire d’histoire en Grande-Bretagne (Bristol) depuis 2018. À l’heure de la tentation du repli sur soi, notamment identitaire et des contrôles croissants aux frontières de l’Europe, il est sage d’avoir à l’esprit que ces mêmes frontières ont jadis été d’intenses zones de contact, traversées en partie par des Africains-Européens, véritables « citoyens du monde ». Avec Une histoire des Noirs d’Europe, ouvrage déjà primé dans le monde anglo-saxon, ce sont « des histoires trop longtemps passées sous silence » qui nous sont désormais accessibles.

Otele, Olivette, Une histoire des Noirs d’Europe : de l’Antiquité à nos jours, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Guillaume Cingal, Albin Michel, 2 mars 2022, 1 vol. (300 p.), 22,90€

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