Bollée, Laurent-Frédéric & Fawzi, Vésale, Passés composés, 14/09/2022, 1 vol. 14,90€.
Vésale… La bande dessinée scénarisée par Bollée, auteur du roman graphique La Bombe, raconte un moment prégnant de la vie du célèbre chirurgien, qui a révolutionné l’anatomie au XVI è siècle. Médecin du roi d’Espagne Philippe II, Vésale est appelé au chevet d’Henri II, roi de France, blessé par Montgomery au cours d’un tournoi. La lance de son adversaire s’est fichée dans le crâne royal, et aucun des chirurgiens présents ne se hasarde à le retirer, malgré le risque d’infection. Vésale, d’un avis contraire, se voit écarté du chevet du roi, par son confrère et rival Ambroise Paré. Henri II décède. Son épouse, Catherine de Médicis, fait par la suite exécuter Montgomery, et Vésale, rescapé d’un naufrage au large de Zante, contracte le typhus et meurt peu après.
La mort tragique d’Henri II : la dispute des médecins
Si l’on connaît le décès tragique d’Henri II, dernier roi-chevalier, on connaît moins, en revanche, les circonstances qui entourent sa mort, et plus précisément la querelle médicale qui oppose deux sommités, Vésale et Ambroise Paré. Le chirurgien français s’avère, dans le récit, très éloigné de l’hagiographie que transmettait l’école au siècle précédent. Bollée fait le portrait d’un être obtus, borné, désireux de conserver son influence à la cour, moins soucieux de la santé du roi que la rivalité qui l’oppose à l’auteur de La Fabrica, le traité médical qui l’a rendu célèbre. François Pidoux, l’autre chirurgien, se montre plus réservé. Vésale rencontre aussi brièvement François Rabelais, connu pour ses études à la faculté de médecine de Montpellier et sa pratique clandestine des dissections, qui avaient permis à la connaissance de l’anatomie de progresser considérablement. Cette amitié entre deux figures du monde médical contraste avec la férocité de Paré envers son homologue.
Des méthodes d’un autre âge
Le scénariste décrit, de manière extrêmement réaliste, la cruauté des méthodes utilisées par Paré. Il fait reproduire sur des condamnés à mort la blessure du roi, de façon à expérimenter la façon de le soigner, en dépit de la désapprobation de Vésale. Ces actes de torture et de barbarie relèvent d’une forme d’inhumanité inattendue chez le célèbre chirurgien. C’est pourquoi, après la biographie des auteurs, deux pages sont consacrées aux innovations d’Ambroise Paré dans le domaine médical, rectifiant l’image monstrueuse qu’en donne le livre. Les deux premières, qui précèdent le titre, esquissent les grandes lignes de la biographie de Vésale. Une symétrie s’instaure entre ces deux notices biographiques, illustrées par des gravures d’époque, qui ouvrent et ferment le récit.
L’art et l’anatomie
L’accent est mis sur l’acuité du regard de Vésale qui, en visite au Vatican, interprète de façon particulière La création d’Adam, peinte sur la chapelle Sixtine. Lui seul s’avère capable de voir, derrière la représentation de Dieu, l’image d’un cerveau, le tissu vert inférieur représentant le bulbe rachidien. Le chirurgien cite même Michel-Ange : « Il m’avait dit, à la suite de ses propres dissections pratiquées il y a quelques années, qu’il mettrait une telle image au vu de tous, un jour, sans qu’on le devine forcément… »
Dans un autre passage, Vésale voit l’artiste en rêve. Le dialogue, significatif, montre ces deux personnages unis par une similitude d’esprit :
Michel-Ange
– Nous sommes liés ! On se comprend, entre artistes !
Vésale
– Mais que fais-tu là ?
Michel-Ange
– Je suis venu admirer ton œuvre… Tu redonnerais presque vie à un mort, je te vois tel un peintre, un sculpteur des corps…
Vésale
– Venant de toi, je suis flatté…
Michel-Ange
– Anatomie n’est-elle pas l’art de la médecine ?
Vésale
– J’ai tout sacrifié pour elle, pour tenter d’approcher son mystère, et la montrer dans toute sa beauté au monde.
Rêve et réalité
La dimension onirique est en effet omniprésente dans ce texte encadré par un prologue et un épilogue, et dont l’action se concentre sur la dizaine de jours, déclinés un à un, qui correspondent à l’agonie du roi, rendant palpable la tension et l’angoisse. Les séquences oniriques, marquées par l’obsession de la mort, alternent avec des scènes d’un réalisme cru. La focalisation interne, sur le personnage de Vésale, nous fait accéder non seulement à ses pensées, mais aussi à son univers imaginaire. A l’horreur d’un réel, qui se cristallise autour de la blessure du roi, de ses chairs putréfiées, une blessure que l’on reproduit sur des condamnés sous prétexte de guérison, répondent les visions cauchemardesques du chirurgien, un personnage dont l’intimité échappe à ses contemporains. Contrastant avec l’apparente normalité de l’existence d’Ambroise Paré, époux et père comblé, la vie conjugale de Vésale, ni pressé de rejoindre sa femme, ni désireux de céder aux charmes d’une servante d’auberge, intrigue ceux qui le côtoient. Figure torturée, le chirurgien semble ne trouver de repos que dans la mort, seul moment où on le voit sourire.
Une figuration expressionniste
Le texte percutant de Bollée est porté par les magnifiques illustrations de Fawzi, qui retranscrivent autant la crudité de la réalité que l’horreur de la vie nocturne. Inspiré par les planches anatomiques de la Fabrica, le dessin de Fawzi représente aussi bien les corps abîmés que les visions effrayantes. La tête de mort de la couverture porte dans ses orbites les visages des médecins rivaux. Les squelettes dessinent au fil des pages une sorte de danse macabre, figuration de vanités. L’obsession de l’énucléation est figurée à plusieurs reprises. Un cavalier de l’Apocalypse couronné d’épines tient d’une main un corbeau, de l’autre une colombe. L’image du gisant royal, un lévrier à ses pieds, un fou de cour mélancolique le contemplant, une coupe à la main, tandis qu’un escargot surdimensionné, très dalinien, et un crapaud folâtre rampent sur sa dépouille, préfigurent l’inéluctable destin du roi, au sceptre désormais inutile. L’imaginaire du dessinateur amplifie le propos du récit, le met en perspective.
Victor Chassel, le coloriste, a utilisé une palette de teintes chaudes pour montrer la réalité, celle du sang et de la chair vivante, tandis que les séquences oniriques sont traitées dans une gamme verdâtre, symbolisant la décomposition des corps. La scène du naufrage, par une nuit de pleine lune, fait appel à un somptueux vert émeraude ombré de noir, que brise par endroits le blanc de l’écume et du halo lunaire.
Une bande dessinée très originale, tant par son sujet que sa scénographie. Un texte fort, souligné par une imagerie aussi puissante que précise. Les auteurs appréhendent l’Histoire de manière fantasmatique, sans tomber dans les clichés du biopic. La violence de la figuration, la réitération des symboles, le travail graphique en font une œuvre aussi singulière qu’aboutie, apte à fasciner son lecteur.
Chroniqueuse : Marion Poirson
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