Yara El-Ghadban, La danse des flamants roses, Mémoire d’encrier, 23/08/24, 269 p., 22€.
Yara El-Ghadban, anthropologue et romancière palestino-canadienne, signe avec La danse des flamants roses une œuvre dystopique qui questionne la résilience humaine et la construction identitaire face au chaos. L’auteure nous projette dans un futur où la mer Morte s’est évaporée, laissant place à un désert de sel qui ronge inexorablement la terre et les corps. Ce paysage dévasté est le berceau d’une communauté hétéroclite de survivants, qui tentent de rebâtir un semblant de société dans les ruines de l’ancien monde. Guidés par la sagesse inattendue des flamants roses, ils cherchent un nouvel équilibre, un nouveau langage, une nouvelle danse entre la vie et la mort.
La danse de la survie
Yara El-Ghadban instaure un décor où la dimension anthropologique est subtilement infusée dans une prose à la fois lyrique et évocatrice. Son style, caractérisé par une grande densité visuelle, dévoile une esthétique marquée par un regard de scientifique sensible aux détails et aux récits invisibles des paysages. Dès l’entame de l’œuvre, elle compose une toile sensorielle où le silence du sel semble entrer en résonance avec les murmures éoliens et les sonorités rauques des oiseaux marins. Le leitmotiv, “Le blanc du sel a tourné au rose“, symbolise non seulement l’altération d’un territoire érodé, mais aussi l’émergence imprévue de nouveaux acteurs, les flamants, métamorphosant le panorama en maîtres silencieux d’un espace marqué par la désolation.
Au cœur de cet environnement hostile évoluent des personnages aussi attachants que complexes. Alef, le narrateur, est le premier enfant né dans la vallée du sel. Son lien viscéral avec les flamants roses le distingue des autres survivants. Il apprend à décrypter leur langage, à s’inspirer de leurs mouvements pour vivre en symbiose avec la nature renaissante. Anath, mystérieuse et rebelle, est comme sculptée par le sel. Elle se nourrit de la beauté des flamants, les traduisant en figures sculptées dans la roche cristalline. Leur relation, empreinte d’une sensualité vibrante, est un ballet constant entre désir et distance.
Hypatia, une scientifique brisée par les regrets, transmet aux enfants le savoir d’avant la catastrophe. Ses leçons sur l’histoire de la mer Morte, entre analyses scientifiques et anecdotes anecdotiques, tentent de donner un sens au chaos qui les entoure. Hor, ancien soldat israélien rongé par les fantômes du passé, cherche une rédemption dans la protection de la communauté. Son rapport aux vivants, imprégné d’une violence rentrée, témoigne des fractures d’un monde englouti par le sel.
Le mirage de l’utopie
La vallée devient progressivement le creuset d’une utopie fragile. L’absence d’un monde extérieur, l’expérience traumatique de l’effondrement et la menace constante du sel forcent les survivants à repenser les codes sociaux et les notions d’identité. Yara El-Ghadban explore avec finesse les aspirations de cette communauté en devenir. “On a oublié le monde à notre tour. Ses guerres ses haines ses peurs sa laideur“, proclame Alef, aspirant à une existence affranchie des conflits qui ont déchiré l’humanité.
Les palabres, ces rassemblements autour de l’Arbre de vie, sont l’espace où se confrontent les visions divergentes de ce nouvel ordre. Hypatia prône la raison et l’organisation, tandis qu’Amana, mère d’Alef, plaide pour la communion avec les vivants et la transmission orale des traditions. Toz, esthéticien obsédé par la beauté, cherche une échappatoire dans la superficialité et rêve d’un retour à une “civilisation” réinventée.
Mais cette tentative de construire un monde idéal est minée par les démons du passé. L’ombre du monde extérieur, incarnée par la ville-coupole et ses habitants cloîtrés, plane sur la vallée. La peur de l’inconnu et le poids des erreurs passées hantent les personnages. La danse de l’utopie vacille face à la résurgence des pulsions humaines, égoïsme et soif de pouvoir.
La langue des vivants
Le roman s’articule autour d’une exploration profonde du langage. Yara El-Ghadban met en scène un apprentissage constant, une recherche de nouveaux modes de communication au-delà des frontières linguistiques et des mots usés d’avant le sel. Les flamants roses, par leur danse et leurs chants, enseignent aux survivants la “langue des vivants”, un langage sensoriel où la signification réside dans les vibrations et le mouvement. Alef, plus que quiconque, se laisse imprégner par ce nouveau mode d’expression. “Il crie Alef et nos voix se dissolvent de nouveau dans celle des flamants.”
Anath, proche de la nature, incarne également ce langage primordial, s’exprimant à travers la sculpture du sel. Ses œuvres, bien plus que de simples représentations, captent l’essence des vivants et transcendent les mots. Hypatia, par ses leçons, essaie de transmettre aux enfants les outils linguistiques pour comprendre l’histoire et donner du sens au chaos, mais ses efforts se heurtent souvent à l’impuissance des mots face à la complexité de la réalité. “Le sel ne maîtrise pas le vocabulaire des hazardous materials et d’équipement de protection personnelle“.
La “langue des vivants”, qui évoque les explorations d’écrivaines visionnaires comme Ursula K. Le Guin, est un appel à la réinvention du langage, à une communication plus intuitive et sensible, qui prendrait en compte non seulement l’humain, mais tout ce qui vit et respire dans l’univers.
Au-delà des frontières
La danse des flamants roses, qui résonne avec le questionnement écologique et la conscience identitaire propre à notre époque, est un récit troublant et visionnaire qui ne peut laisser indifférent. Yara El-Ghadban s’impose comme une voix singulière dans la littérature dystopique contemporaine. Cet ouvrage est un ballet littéraire captivant, où le sel, à la fois poison et rédemption, danse au rythme d’une plume poétique. La romancière orchestre un poignant tableau d’une Palestine dévastée, peuplée de personnages inoubliables qui cherchent un nouveau langage entre les ruines du monde ancien. Ode vibrante à la Palestine, nous voilà transportés dans une danse hypnotique entre espoir et désespoir, où l’humanité tente de se reconstruire, guidée par la sagesse énigmatique des flamants roses. À travers la danse des flamants roses, ce sont les contours d’un monde nouveau qui se dessinent. Un monde qui remettrait en question les fondements de notre civilisation, un monde où l’écoute de la nature et la compréhension de l’autre pourraient être la clé de la survie de l’humanité. Puissions-nous enfin connaître ce monde-là !
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