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Zadie Smith, L’imposture, traduction de l’anglais par Laetitia Devaux, Gallimard, 16/05/2024, 546 pages, 24,50€.

Révélation de l’an 2000 pour son premier roman, Sourires de loup, alors qu’elle n’avait que 24 ans, Zadie Smith poursuit une brillante carrière littéraire en Irlande et aux Etats-Unis avant de retourner à Londres, où elle se réinstalle l’année de la pandémie, dans son quartier d’enfance. Son dernier roman, L’imposture, traite d’un procès retentissant de l’époque victorienne au cours duquel un boucher à l’accent cockney, venu d’Australie, revendique son appartenance à la baronnie des Tichborne dont il serait l’héritier. Bien qu’il ne parle pas un mot de français, langue pratiquée par Sir Roger Tichborne durant ses jeunes années, et qu’il pèse plus de cent kilos que le disparu dont il revendique l’identité, le requérant, comme on le nomme, reçoit de nombreux soutiens, pour une affaire juridique qui passionne le pays, et plus particulièrement Sarah, l’épouse de l’un des personnages principaux, l’écrivain William Ainsworth. Elle se rend au tribunal, accompagnée par Eliza Touchet, la gouvernante de ce dernier, et sa parente par alliance. Mais ne s’agirait-il pas aussi d’une autre forme d’imposture, celle de l’écrivain, comme se le demande William Ainsworth dans un passage. Il a notamment écrit un roman sur la Jamaïque, Hilary Saint Ives, qui a fait abstraction des révoltes d’esclaves et de leur sévère répression.

Le monde culturel de l‘époque

Extrêmement documenté, le roman de Zadie Smith livre une description extrêmement précise de la vie littéraire de l’ère victorienne. L’autrice retrace les débats animés entre auteurs, et met en scène Dickens, dont elle relate aussi la mort, le 9 juin 1870 et les réactions de ses amis et connaissances, dans un chapitre non dénué d’humour :

Pendant que Dickens tombait raide, où était-il lui-même ? Au zoo ! En train d’admirer un hippopotame ! Fanny et Emily eurent le cœur brisé et versèrent toutes les larmes de leur corps. Mrs Touchet en conclut que c’était parce que le Times les avait informées qu’elles devaient avoir le cœur brisé, tout comme elles avait modifié la longueur de leurs jupes à la suite d’un article dans le Queen. Elles ne l’avaient pas revu depuis près de vingt ans.

Thackeray, Coleridge, le caricaturiste George Cruikshank, Ebers, l’éditeur et beau-père d’Ainsworth, qui a parfois surpassé les ventes de Dickens avant de sombrer dans l’oubli, le peintre irlandais Daniel Maclise, auteur des œuvres les plus monumentales sur les murs du palais de Westminster, animent cette vie culturelle intense de leurs publications et leurs échanges. On croise aussi des noms un peu moins connus, la comtesse de Blessington, le comte d’Orsay, le juge Stephen Lushington, l’artiste peintre Emma Soyer, ou l’antiféministe virulente, médecin eugéniste et romancière Arabella Kenealy.

La description de Londres

Zadie Smith replace le lecteur dans le cadre urbain de l’époque. La description de l’animation de Londres se fait de manière dynamique, à travers le regard et les mouvements d’Eliza. Enumération des véhicules, cohue, difficultés des piétons, mais aussi vacarme de la rue, cris, chants, discours, orgues, ainsi que les divers panneaux publicitaires, offrent la sensation d’un espace saturé, suggérant l’agitation humaine. Une fois passé le pont de Londres, la ville, siège de multiples références littéraires égrenées par Zadie Smith, devient aussi le lieu où se côtoient les diverses classes sociales, un espace d’étrangeté, riche en faits divers, ouvert au multiculturalisme et au mélange des nationalités où Irlandais et Ecossais côtoient lascars indiens et Ethiopiens, dont certains, pieds nus, arborent hauts de forme et queues-de-pie, et soutiennent le requérant du procès. Mais Londres est aussi la cité des morts, comme le proclame l’arche de la Necropolis Cemetery company. Dans un passage saisissant, l’autrice décrit l’empilement vertical des tombes, sur plusieurs étages :

Car si Londres était occupée en surface, elle était surpeuplée en sous-sol. On empilait les tombes et on entassait les corps, un trop grand nombre d’entre eux étant contaminés, donc dangereux à déplacer. Tous ces Toby emportés par la fièvre. Ces James Touchet victimes d’épidémies.

La vision de la nécropole permet de compléter l’image de la ville des vivants, dont elle contribue à révéler le pan sombre et dangereux.

Les colonies et l’esclavage

Zadie Smith est née de mère jamaïcaine. Ce lien privilégié avec une ancienne colonie britannique lui permet de donner une vision plus originale de l’époque victorienne, dont les romans se centrent plutôt sur les Indes et l’Afrique. En s’intéressant à la Jamaïque, elle pose la question de l’esclavage qui y sévissait. Elle donne la parole à des figures d’abolitionnistes célèbres comme Elizabeth Heyrick et fait d’Eliza Touchet une partisane de la cause. Mais l’habileté du livre réside dans le décentrement qu’elle opère, en consacrant une centaine de pages à la figure de Bogle, l’ancienne esclave, dont l’histoire nous est livrée à travers ce roman dans le roman, qui offre au témoin de l’affaire Tichborne une place de premier plan, et permet ainsi de dénoncer les horreurs de l’esclavage. Elle ironise sur la vision que peuvent avoir des écrivains reconnus comme Dickens, célébrant l’évolution vers “une forme supérieure de société aussi bien politiquement, moralement, intellectuellement que religieusement, dans son compte rendu de l’exposition universelle de 1851, dont le zoo humain exhibe le spectacle d’Africains à moitié nu dans l’enclos du Dahomey”. Elle relate, à travers les pensées de Mrs Touchet, la position des ouvriers de Manchester refusant, en pleine guerre de Sécession, de filer le coton des esclaves : “Par solidarité, ils poursuivent le blocus décrété par Lincoln, quoi qu’il leur en coûte.” Le roman décrit l’enlèvement d’un enfant, au moment de son initiation, les humiliations diverses, les abus en tous genres, la maladie, comme le pian qui ronge les visages, les châtiments impitoyables, mutilations, pendaisons. Le gérant de la plantation, Ballard, a “un teint de druppy”, une créature fantomatique d’origine caribéenne. Les esclaves, pour leur part, subissent une forme d’animalisation. De la part des planteurs, il s’agit d’un rabaissement. Mais quand les Blancs sont vus par les esclaves, il s’agit alors d’une forme d’animisme.

Une âme divisée. La plupart des gens ont un esprit animal. Roger, lui, en avait deux, la souris et le serpent.

Des phrases en créole s’insèrent dans le texte anglais. Le récit pourrait s’apparenter à un roman de plantation, dans la veine d’Autant en emporte le Vent, mais traité selon la perspective des esclaves et non des maîtres, une mise en abyme qui opère ici un double décentrement. Aux figures féminines atypiques de l’intrigue principale, comme Eliza ou quelques femmes célèbres, écrivaines, militantes, parfois lesbiennes (Dames de Llangolen), répondent celles des esclaves de la plantation, Grande Johanna, Peachy, Anaso, “une enfant particulière. Puissante.” dont le nom signifie “Rester avec sa mère”. Certaines sont sorcières, infirmières.
Une vaste fresque, étalée sur une quarantaine d’années, qui joue sur divers registres, allant des minutes du procès aux dialogues entre écrivains, et la place accordée au personnage fascinant d’Eliza, qui était morte au moment où commence la narration, mais dont Zadie Smith fait la figure principale de l’œuvre. Un roman puissant, original, foisonnant, qui passe de façon virtuose d’une époque à l’autre, fait varier les points de vue, et révèle une très grande maîtrise narrative. La richesse de la documentation, le fourmillement des personnages, historiques ou fictifs, essentiels ou secondaires, l’évocation particulièrement réussie de la ville et de la société tout entière, la variété des figures féminines, les portraits nuancés et complexes des personnages, font de Zadie Smith une écrivaine de premier plan qui, loin de se laisser enfermer à des sujets restreints par sa couleur de peau, s’attache au contraire à explorer toute la gamme des émotions humaines.

Un très grand roman. Une œuvre puissante.

Image de Chroniqueuse : Marion Poirson

Chroniqueuse : Marion Poirson

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