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Pourquoi la France invisibilise ses citoyens noirs depuis toujours

Patrick Lozès, Questions noires et Histoire de France, Éditions de l’Aube, 03/10/2025, 272 pages, 23 €

Avec Questions noires et Histoire de France, Patrick Lozès livre un document qui tient autant du manifeste politique que de la sismographie sociale. L’ouvrage fracture le silence poli qui entoure, en France : la question de la couleur. Il opère une rupture épistémologique nécessaire dans un pays où l’universalisme, érigé en dogme, a trop souvent servi de paravent à l’invisibilité des corps. L’auteur, en relatant la genèse et les combats du Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN), met à nu un paradoxe français vertigineux : celui d’une nation qui abrite des populations noires sur son sol et sous sa juridiction depuis 1642, date de la prise de possession de la Réunion, mais qui peine encore, au XXIe siècle, à leur accorder une reconnaissance pleine et entière hors des prismes déformants de l’immigration ou de l’exotisme.

Patrick Lozès s’y révèle comme une figure de l’entre-deux, une position qu’il transforme en poste d’observation privilégié. Né au Bénin d’une lignée où l’artisanat le dispute à la haute politique, pétri de culture française et d’engagement centriste, il incarne cette complexité identitaire qui échappe aux assignations binaires. Pharmacien de formation, il diagnostique avec une froideur clinique les pathologies de la République. Il façonne une nouvelle visibilité pour ces millions de citoyens fantômes, ces « lions » qui manquaient jusqu’alors de leurs propres historiens. Son récit traverse les strates de la société française, depuis les sections locales des partis politiques jusqu’aux ors de l’Élysée, et expose la mécanique de l’exclusion avec une précision implacable.

De l'identité "épaisse" à l’identité "fine"

L’apport théorique majeur de l’ouvrage réside dans la redéfinition opérée par Patrick Lozès autour de la notion d’identité. S’inspirant de l’anthropologue Clifford Geertz, il rejette l’essentialisme culturel — cette « identité épaisse » faite de traditions figées, de rites culinaires ou de supposées solidarités ancestrales, que le regard majoritaire plaque souvent sur les populations noires. À l’inverse, il promeut une « identité fine ». Celle-ci rassemble les individus non pas autour d’une culture commune mythifiée, mais autour d’une expérience sociale partagée : celle de la discrimination liée au phénotype.

Cette distinction libère le discours antiraciste français de l’ornière du communautarisme. Le CAPDiv (Cercle d’action pour la promotion de la diversité en France), puis le CRAN, émergent dans le récit comme les instruments pragmatiques de cette vision. Ils structurent une communauté de destin face à l’injustice, transformant le stigmate en levier politique. Patrick Lozès démontre comment cette fédération, née en 2005 au cœur même de l’Assemblée nationale, a pour vocation unique de forcer les portes de la citoyenneté active. Il s’agit, pour reprendre ses termes, de quitter la minorité politique pour investir la majorité républicaine. Cette démarche désenclave la question noire pour l’inscrire au centre du pacte national, faisant de la lutte contre le racisme une exigence démocratique universelle.

La bataille du chiffre et du verbe

Le texte chronique avec une intensité particulière la guerre de position menée sur le terrain des statistiques. Patrick Lozès fait de la mesure la condition sine qua non de l’action publique. Contre l’aveuglement volontaire d’une administration réfugiée derrière une interprétation rigide de la Constitution, il plaide pour l’introduction de statistiques de la diversité, improprement qualifiées d’ethniques par leurs détracteurs. L’argumentaire frappe par sa logique : on ne soigne que ce que l’on diagnostique. L’étude TNS Sofres de janvier 2007, financée grâce à l’engagement personnel de l’auteur, agit comme un révélateur photographique. En chiffrant pour la première fois la discrimination massive et le sentiment d’appartenance à la nation (81 % des Noirs en France sont français), le CRAN déplace les frontières du débat public.

Parallèlement, l’auteur engage une bataille sémantique cruciale. Il réhabilite l’usage du mot « Noir », préférant cette désignation factuelle et politique aux euphémismes anglo-saxons (« Black ») ou aux périphrases administratives (« issus de la diversité », « originaires d’Afrique subsaharienne »). Nommer, c’est faire exister. En imposant ce vocabulaire dans l’espace médiatique, il rend leur dignité à ceux qui, chaque matin, affrontent le miroir social. L’auteur raconte comment il contraint le dictionnaire Le Petit Robert à réviser sa définition laudatrice de la colonisation, prouvant que les mots structurent l’imaginaire collectif et que leur correction participe de la justice mémorielle.

Dans l'arène des pouvoirs : le CRAN face à l'État

Les pages consacrées aux interactions avec les sommets de l’État possèdent la tension dramatique des grands récits politiques. Patrick Lozès dépeint des face-à-face d’une rare densité avec Nicolas Sarkozy, François Hollande, Jacques Chirac ou Dominique de Villepin. Il y déploie une stratégie d’indépendance farouche et de dialogue exigeant. Le CRAN se positionne en interlocuteur incontournable, pratiquant une diplomatie de l’influence qui refuse autant l’allégeance partisane que l’opposition stérile.

L’analyse des relations avec Brice Hortefeux ou Éric Besson, autour du très controversé ministère de l’Identité nationale, illustre cette ligne de crête. L’auteur accepte le dialogue, y porte la contradiction, et obtient des avancées là où d’autres prônent le boycott. Le livre égrène les victoires tangibles arrachées par cette méthode : le dégel des pensions des anciens combattants africains, la sanctuarisation de la journée de mémoire du 10 mai, ou l’émergence d’une diversité visible sur les listes électorales. Mais il expose également les limites du volontarisme politique, l’inertie des grands partis (PS et UMP confondus) et la tentation permanente de l’instrumentalisation. Le regard de Patrick Lozès sur ces figures de pouvoir, mélange de respect institutionnel et de lucidité critique, éclaire les mécanismes de la décision publique sous la Ve République.

Une œuvre de refondation

En refermant Questions noires et Histoire de France, le lecteur saisit l’ampleur du chemin parcouru depuis vingt ans. Cet ouvrage constitue bien plus que les mémoires d’un fondateur ; il s’établit comme un manuel d’action citoyenne et une archive vivante de l’antiracisme politique moderne en France. Patrick Lozès y démontre que la République ne peut survivre qu’en acceptant de regarder son propre reflet, aussi complexe et polychrome soit-il. La relance du CRAN, annoncée en conclusion, apparaît dès lors comme une nécessité historique : celle de parachever l’œuvre d’égalité réelle et de faire enfin coïncider le mythe français avec sa réalité démographique.

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Une lecture qui rappelle que la vérité perd toujours contre le désir d’illusion.

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