Goliarda Sapienza (1924-1996) n’est pas seulement le nom incandescent au dos de L’Art de la joie : c’est une actrice devenue écrivaine, une Sicilienne montée à Rome, une conscience indocile longtemps tenue à distance par l’époque. Aujourd’hui, Fuori la remet au centre, sans cire biographique ni dévotion muséale. Il faut aller voir ce film parce qu’il ne “raconte” pas Sapienza : il la rend présente comme elle était, libre, heurtée, drôle, dangereusement lucide.
Une femme née “hors cadre”
Goliarda Sapienza arrive au monde à Catane, dans une constellation familiale et politique qui la vaccine tôt contre les catéchismes : le fascisme, les bonnes manières, la morale à guichet unique. Elle grandit dans un bain d’idées, de disputes, de lectures et de théâtre, avec cette certitude rare que l’éducation peut être une insurrection continue. Très vite, elle choisit le corps autant que la phrase : le jeu, la scène, la diction, le souffle. On oublie souvent que, chez elle, l’écriture garde une mémoire d’actrice : sens des entrées, des silences, des ruptures de ton ; goût du dialogue ; intelligence du rythme.
Mais la littérature – la vraie, celle qui vous met en porte-à-faux avec le milieu qui vous accueille – lui coûte cher. L’Art de la joie, achevé en 1976 après des années de travail, se heurte aux portes closes : trop long, trop libre, trop féminin au sens le plus explosif du terme. Cette suite de refus n’a rien d’anecdotique : elle dessine la géographie d’une époque qui tolérait les femmes brillantes à condition qu’elles restent sages, et les écrivaines audacieuses à condition qu’elles demeurent invisibles.
Le refus comme moteur, la honte comme matière
Fuori prend précisément ce nœud : l’instant où le rejet social et éditorial sature l’air, où l’humiliation n’est plus un accident mais un climat. Goliarda Sapienza y travaille depuis des années à son grand manuscrit ; on lui renvoie son texte comme on renvoie une personne : “non”. Alors survient l’acte qui scandalise les salons et amuse tristement l’histoire : un vol qui la fait tomber, ou plutôt, basculer…
Le film ne moralise pas. Il observe. Il met à nu ce que la respectabilité recouvre : la précarité des artistes, la violence douce des institutions culturelles, la manière dont un milieu peut vous applaudir un soir et vous effacer le lendemain. Ici, l’écrivaine n’est pas une “grande dame” en surplomb : c’est une femme prise au piège du réel, avec sa fierté, ses fautes, sa faim de dignité.
Rebibbia : l’université des voix
Le cœur battant de Fuori est là : Rebibbia, prison pour femmes à Rome. Goliarda Sapienza y entre comme on entre dans un territoire où les classes sociales cessent d’être un concept et deviennent une odeur, une promiscuité, une économie de gestes. Elle y rencontre des femmes que les mots publics caricaturent d’ordinaire – voleuses, toxicomanes, prostituées, militantes – et que le film restitue autrement : par leurs visages, leurs cadences, leurs contradictions ; par ce mélange de dureté et d’enfance, de ruse et de fragilité, de tendresse et de rage.
Le titre, Fuori (“dehors”), n’est pas un simple mot : c’est une hypothèse. Dehors de quoi ? Dehors des normes ; dehors des castes ; dehors des récits convenus. Et surtout : dehors de l’image pieuse que l’on fabrique après coup pour rendre fréquentable une vie trop rugueuse. Le film joue sans cesse sur la frontière : dedans/dehors, enfermement/liberté, honte/désir, solitude/choralité. La prison n’y devient ni décor pittoresque, ni parabole facile : elle devient une chambre d’écho, un laboratoire humain, une école brutale du langage.
Une biographie par fragments, pas un portrait en vitrine
Mario Martone choisit une voie exigeante : au lieu d’aligner les jalons (enfance, vocation, succès, chute, rédemption), il découpe, il décentre, il refuse la ligne droite. Nous sommes à Rome, en 1980, dans un été qui colle à la peau ; la narration circule entre les scènes de détention et l’après, quand Goliarda Sapienza, libérée, continue de voir celles qu’elle a rencontrées au dedans. Le film fait de cette persistance le vrai scandale : non pas le vol, mais l’amitié. La fidélité à des femmes que la bonne société préfère ne pas regarder. La décision d’habiter, au grand jour, ce que l’on voudrait cantonner à la marge.
Cette construction “par blocs” a une vertu : elle laisse au spectateur de l’espace mental. On ne vous mâche pas la psychologie ; on vous la fait éprouver. La honte n’est pas déclarée : elle affleure. La joie n’est pas proclamée : elle survient, parfois au détour d’un rire, d’une cigarette, d’une marche sans but dans une rue trop blanche de soleil.
Valeria Golino : une incarnation, pas une imitation
Le choix de Valeria Golino pour incarner Goliarda Sapienza est décisif parce qu’il échappe au piège du mimétisme. Elle ne “fait” pas Sapienza ; elle en porte la tension : intelligence vive, fatigue réelle, ironie comme arme défensive, appétit de liberté qui n’a rien d’un slogan. Son visage travaille ; il écoute, il juge, il se moque, il se fend. Autour d’elle, Matilda De Angelis et Elodie ne sont pas des satellites décoratifs : elles activent la dimension chorale du récit, cette idée que la vérité d’une existence se révèle souvent dans les liens, les frictions, les loyautés imprévues.
Pourquoi il faut y aller maintenant
Il faut aller voir Fuori maintenant pour des raisons qui s’entrelacent et se renforcent. D’abord, parce qu’on y rencontre Goliarda Sapienza autrement que par sa légende : non plus figure embaumée par les hommages tardifs, mais présence nerveuse, faillible, obstinée, dont la grandeur se mesure aussi au prix qu’elle paie. Ensuite, parce que le film fait sentir ce que l’enfermement dépose dans une œuvre : non une “révélation” de carton, mais une écoute neuve, un frottement de voix, une langue qui cesse de demander la permission d’exister. Il faut encore y aller pour la Rome qu’il propose, non pas décor mais matière morale – rues, chaleur, bitume, seuils, regards – une ville qui pèse sur les corps et révèle les appartenances, où la liberté se négocie au jour le jour, au rythme de la marche et des renoncements. Enfin, parce qu’un film, parfois, rouvre une bibliothèque : Fuori ne “donne pas envie de lire” comme une injonction scolaire, il inocule une curiosité, une faim, une contagion ; la salle obscure devient l’antichambre de la page, et l’on sort avec le désir précis d’aller vérifier, dans les livres, ce tremblement aperçu à l’écran.
Après la séance : prolonger la secousse
Si le film vous laisse avec l’impression rare d’avoir croisé quelqu’un plutôt qu’avoir “vu un sujet”, prolongez. Revenez à Goliarda Sapienza par ses textes, et pas seulement par L’Art de la joie. Son écriture a plusieurs portes : le roman-fleuve, bien sûr, mais aussi les récits d’expérience, les journaux, les livres où l’intime et le social s’empoignent sans se neutraliser. Vous y trouverez la même chose que dans Fuori : une vérité sans apprêt, une lucidité qui n’humilie pas, une joie qui n’ignore pas la nuit.
Fuori n’est pas un hommage : c’est une réouverture. Et, dans un paysage saturé de récits prémâchés, cette réouverture a la valeur d’un geste vital.
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