Goliarda Sapienza, Destins piégés, traduit de l’italien par Nathalie Castagné, Le Tripode, 12/10/2023, 1 vol. (166 p.), 20€.
Avec la publication récente de Destins piégés, premier recueil de nouvelles de Goliarda Sapienza écrits de la fin des années 1950 au début des années 1960, le lecteur est transporté aux prémices de l’aventure littéraire d’une figure incontournable de la scène culturelle italienne du XXe siècle. Parmi les destins piégés explorés dans ce premier recueil de nouvelles se devine aussi, en filigrane, celui de l’auteure elle-même. En cultivant cet art du fragment, du récit bref oscillant sans cesse entre ombre et lumière, Sapienza préfigure le tragique combat qu’elle mènera pour faire vivre ce qui deviendra son chef d’œuvre inachevé : L’Art de la joie.
Rédigé pendant près de dix ans mais refusé par les éditeurs, L’Art de la joie ne sera publié qu’en 1998, deux après la mort de Goliarda Sapienza. Ce roman fleuve de plus de 1000 pages retrace l’histoire romanesque de Modesta, jeune sicilienne du début du XXe siècle qui consacre sa vie à la quête éperdue du bonheur et de la liberté.
En donnant vie à ce personnage inspiré de sa propre mère, Sapienza aura livré, texte après texte, mot après mot, une lutte acharnée pour insuffler de la lumière à travers l’écriture là où le monde ne lui en offrait pas. Un combat déchirant et poignant dont les prémices résonnent déjà dans la noirceur habitée de ses premiers récits brefs.
Née en 1924 à Catane et formée au prestigieux Centro Sperimentale di Cinematografia de Rome, Goliarda Sapienza entame une carrière d’actrice à la même période où ses premiers textes poétiques sont publiés. En 1958, la parution du recueil de poèmes Ancestrale marque sa pleine entrée en littérature et ouvre la voie, dans la foulée, à l’écriture des courts récits rassemblés dans Destins piégés.
Par son titre évocateur, l’ouvrage place d’emblée le lecteur face à des existences piégées, des vies psychologiquement paralysées que Freud qualifierait de « névroses de destinée ». En une centaine de pages à la narration éclatée, l’auteure explore ces fragments d’humanité avec une sensibilité et une inventivité formelle annonciatrices de la singularité de son écriture.
Une écriture subversive
Dès son premier recueil de nouvelles, Goliarda Sapienza impose une écriture résolument audacieuse et novatrice qui rompt avec les codes littéraires dominants de son époque. Cette subversion passe avant tout par le choix d’une forme narrative morcelée, où alternent des récits brefs parfois réduits à un simple paragraphe. En privilégiant cette narration éclatée, constituée de fragments juxtaposés, Sapienza s’affranchit délibérément du format traditionnel du roman avec ses structures, sa stabilité, et sa continuité.
Elle instaure une logique de discontinuité, une poétique de la rupture qui refuse la linéarité habituelle d’un récit. Chacun des textes ou presque pourrait ainsi exister de façon autonome, comme un microcosme à part entière. En diluant les frontières entre nouvelles, la romancière innovatrice opère un glissement vers une forme volatile, insaisissable, qui échappe à toute tentative de classification.
Ce morcellement narratif s’accompagne d’une exploration de registres inédits. Certains récits flirtent ouvertement avec le surréalisme et l’onirisme, à l’instar de cette scène : où « quelqu’un a frappé avec tant d’insistance à la porte de la maison que [la narratrice] n’a pas pu ne pas ouvrir » pour ne trouver personne derrière, faisant naître en elle un profond sentiment angoissé.
Je vis seule depuis des années et je sais comment ne pas avoir peur. Il suffit de respirer profondément. J’ai respiré profondément. La porte ouverte, il n’y avait personne. Naturellement je suis retournée au lit. Dorénavant je ne vaincrai plus la peur. Je n’ouvrirai plus. Je les laisserai frapper et je garderai ici cette peur qui me réchauffe toujours, même en plein hiver. Même quand il neige dehors.
Goliarda excelle dans l’art de distiller le mystère, d’instiller la perplexité en dosant subtilement le réel et l’imaginaire. Elle cultive l’ambiguïté, préservant une part d’ombre qui introduit le doute, empêche toute interprétation univoque. Ainsi, le lecteur ne peut jamais déterminer avec certitude si les événements relatés participent de la réalité objective des personnages ou s’inscrivent dans une dimension métaphorique, voire psychanalytique.
Enfin, l’auteure affirme déjà dans cette œuvre inaugurale sa volonté de s’émanciper de toute chapelle esthétique pour explorer sa propre vérité. Quête intime qui la conduira, au fil des textes, à placer la complexité des émotions et blessures humaines au cœur de son projet littéraire. Une démarche d’une exigence et d’une authenticité exceptionnelles.
Des personnages énigmatiques et obsédés
Les figures qui traversent le recueil Destins piégés sont des êtres mystérieux, impénétrables, qui échappent à toute tentative de saisie rationnelle. Dès les premiers textes de l’auteure se dessine une galerie de personnages habités par l’obsession, enfermés dans la répétition de schémas névrotiques qu’ils semblent incapables de contrôler.
Certains font preuve d’une étrange fascination pour la mort, telle cette narratrice qui attend fébrilement, avec « envie », la disparition d’une parfaite inconnue dans un accident de voiture. D’autres se complaisent dans des routines maniaques et aliénantes, ainsi cette femme qui passe ses soirées à caresser des bijoux offerts par ses anciens prétendants.
Mais ce sont avant tout la folie sous ses diverses formes et la hantise de la dissolution psychique qui habitent les imaginaires, instillant un climat délétère. Un homme est ainsi rongé par l’idée que son corps « se délite dans l’air et s’en va flotter en lambeaux » chaque matin au réveil, quand la lumière le touche. Une vieille dame sombrant dans la démence dialogue avec le fantôme de sa mère défunte.
Par touches impressionnistes, avec une économie de mots saisissante, Goliarda Sapienza esquisse ces portraits de personnages qui se débattent avec leurs démons intérieurs, sans jamais réussir à s’en libérer complètement. Le tragique de leurs existences est d’autant plus poignant qu’ils en sont comme anesthésiés, incapables de permission la violence sourde qui les habite. Avec une sensibilité aigüe pour les fragilités intimes, elle révèle des êtres qui s’enferment eux-mêmes dans la répétition d’un schéma psychique qui les dépasse, se sentant victimes d’une fatalité contre laquelle ils sont impuissants.
Une fatalité qui les voue à devenir, au fil du temps, étranger à eux-mêmes.
Des destins tragiques
Derrière la galerie de personnages mystérieux et obsédés qui peuplent le recueil de nouvelles s’esquissent aussi, en filigrane, des trajectoires de vie brisées, des existences marquées du sceau du tragique. Certains destins sombrent brusquement, à l’image de cette patiente à qui un médecin annonce sans ambages la mort prochaine de ses yeux, et qui assiste, impuissante, à l’effondrement de son monde. D’autres agonisent lentement, telle cette narratrice qui, rongée par une maladie inexorable, sent avec angoisse ses membres mourir les uns après les autres depuis sa naissance.
Mais au-delà de la mort elle-même, ce sont toutes les formes de deuil, de perte et de déréliction qui innervent les récits. Une femme est obsédée par le souvenir de sa mère défunte qui jouait du piano. Un veuf prostré et muet devant le cercueil de son épouse.
Dans cet inventaire de vies meurtries, l’enfance apparaît souvent comme une blessure fondatrice que le temps n’a pas réussi à cicatriser. Une fillette revit en pensées le décès tragique de son frère. Une autre, devenue adulte, cherche désespérément à retrouver dans le présent des fragments du passé révolu.
Avec une économie de mots remarquable, Goliarda Sapienza réussit à donner vie à des instantanés d’existences qui portent les stigmates indélébiles du deuil, de l’abandon, de la perte des êtres chers. Des blessures qui ne se referment jamais tout à fait et continuent de hanter, tels des spectres, la mémoire et le cœur.
Avec la lecture de Destins piégés, le lecteur assiste à la naissance d’une voix singulière dans le paysage littéraire italien, celle d’une auteure qui a fait le choix assumé et courageux de placer la quête de vérité et de liberté au centre de la création, y compris lorsque cette vérité révèle les aspects les plus sombres ou douloureux de l’existence.
Par son style ciselé, sa narration tantôt onirique, tantôt crue, ses personnages mystérieux qui oscillent sans cesse entre ombre et lumière, Goliarda Sapienza pose dès ce premier recueil de nouvelles les bases des grandes thématiques qui traverseront son œuvre monumentale : la folie sous toutes ses formes, l’enfance comme matrice des névroses, cette puissance tragique du destin qui peut définitivement piéger une vie.
En explorant ainsi des fragments d’âmes meurtries, elle exhume déjà de ses mots la complexité des êtres, la violence des blessures qui les habitent parfois à leur insu, et esquisse le portrait sensible et poignant d’une humanité souffrante, en quête désespérée de sens.
Au lecteur désormais de suivre avec fascination et effroi ce fil rouge qui, de livre en livre, tissera la trame d’une œuvre littéraire fascinante ; celle d’une femme qui a choisi de mettre en lumière, avec une probité et une exigence rare, ces blessures secrètes qui rongent et dévastent parfois, tragiquement, une existence.
Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu
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