Pierre Vesperini, Poètes et lettrés oubliés de la Rome ancienne, Les Belles lettres, 06/10/2023, 1 vol. (LXVI-147 p.), 15€.
Deux essais composent ce beau livre de Pierre Vesperini, ancien membre de l’École française de Rome et chercheur au CNRS. Le premier s’intitule Les passeurs d’Alexandrie, le second reprend le titre général de l’ouvrage. Le premier s’efforce d’élucider ce que l’auteur considère comme les deux grands mystères à l’origine de la littérature européenne, “la naissance de la bibliothèque d’Alexandrie et la naissance de la littérature latine“, le second se centre plus spécifiquement sur les nombreux poètes latins, oubliés de l’Histoire.
Alexandre le Grand, un roi lettré
Dans ce texte, l’auteur évoque la figure du roi Alexandre le Grand, qui s’était consacré à la fondation d’une ville, dans l’Égypte fraîchement conquise, qui porterait son nom. Il avait rêvé d’un vieillard récitant deux vers de l’Odyssée qui se référaient à l’île de Pharos, et décidé d’ériger sa ville sur le lieu même indiqué par Homère, qui constituait la référence absolue dans l’Antiquité grecque. Alexandre, élève d’Aristote, avait subi son influence en ce qui concerne l’autorité du poète. Désireux de rivaliser avec Achille, son modèle, il avait présenté “son expédition en Asie comme une nouvelle guerre de Troie“. Mais ce guerrier, animé d’une vraie soif de savoir, était aussi fasciné par les livres. Plutarque l’a désigné par le terme philanagnôstès, qui renvoie à sa passion pour ces derniers. Pierre Vesperini met en parallèle son insatiable soif de conquête avec l’amour d’Aristote pour la philosophie, en tant qu’expression du désir de tout comprendre et de tout connaître. La fondation d’Alexandrie, initiée par un présage, dans lequel des oiseaux venus du lac avaient dévoré la farine servant à en tracer le plan, pourrait s’interpréter ainsi : “la ville qu’il fondait allait éduquer, c’est-à-dire nourrir, avec ses livres, ses poètes et ses lettrés, tout le monde connu.” Alexandre avait aspiré à réunir tous les livres du monde, une innovation audacieuse, aucun État grec n’ayant jusque-là possédé de bibliothèque. De son temps, cette importance accordée au livre, cette aspiration à l’exhaustivité s’avéraient uniques.
Une entreprise unique et novatrice
La bibliothèque d’Alexandrie se divisait en deux parties, l’une dans un sanctuaire consacré aux Muses, où les savants au service du roi étaient désignés par le titre de “chercheurs du savoir”, la seconde contenait des copies des exemplaires du Musée. La bibliothèque avait permis “l’apothéose” d’Homère, au sens propre du terme, un statut privilégié qui lui demeura attaché. Mais la fondation ne constitue qu’une partie du mystère de la bibliothèque, qui renvoie à la naissance de la littérature. La mission de ses pensionnaires consistait à étudier les classiques grecs, par des actions de catalogage, de classification, d’édition critique etc. Les premiers choisis étaient les poètes, une nouveauté, car jusqu’à cette date, la poésie, un art oral, n’était conçue que dans le cadre de performances. Les œuvres des poètes lyriques, tragiques ou comiques s’avéraient indissociables de leur accompagnement musical.
Cette métamorphose des poètes en écrivains constitue la première phase de la naissance de la littérature. La seconde réside dans “l’invention d’une figure nouvelle de poète, le poète qui est tel parce qu’il est savant.” Un homme l’incarnait plus particulièrement, Philétas de Cos, aussi essentiel qu’oublié, de son temps d’une célébrité presque équivalente à celle d’Homère, celui qui a après lui le plus influencé la poésie hellénistique. D’autres figures émergent également, Callimaque de Cyrène, son disciple, Euphorion de Chalcis, Lychophron de Chalcis ou Alexandre d’Étolie. L’idée qui se dégage et que le poète, loin d’écrire sous la dictée des dieux, travaille assidûment. La poésie hellénistique se voulait inséparable du savoir livresque, et s’enrichissait de gloses, variations, citations, remplois de termes obsolètes, passages méta discursifs, même si le lien avec la performance subsistait encore. Mais elle présentait aussi un lien fort avec l’univers festif des Lagides, résumé dans le terme truphé, signifiant luxe, dépense, débordement.
La naissance de la poésie latine
“Partout on retrouve cette volonté « d’énormité cosmique » avant l’heure, mêlant savoir, jeu, plaisirs”, écrit Pierre Vesperini, et les savants aussi vivent le savoir comme une fête. Ce désir pour l’ailleurs grec, cette passion pour l’imaginaire grec qui faisaient de Rome une civitas erudita, une cité érudite, constituaient un terreau fécond pour les « poètes oubliés » que mentionne son livre. C’est à partir d’eux que naquit la littérature latine, et à travers elle l’Européenne, “si l’on entend par là cette littérature qui est au fond une perpétuelle transformation de la littérature grecque”, qui jouait sur son caractère savant, réactivait des termes obscurs, inventait des néologismes, et suscita à côté de celle du poète une autre figure, celle du grammaticus, capable de lire correctement les textes.
La plupart d’entre eux, souvent esclaves ou fils d’esclaves, affranchis ou fils d’affranchis, vivaient dans la misère. Loin du statut qui était le leur dans le monde grec, ils s’apparentaient d’abord aux acteurs ou aux prostitués. On les désignait, comme les saltimbanques et les parasites, par le terme de grassator (errant). C’est Ennius qui changea leur image après la seconde guerre punique, en se définissant ni comme scriba ni comme grassator, mais comme dicti studiosus, traduction du grec philologos, nom donné aux poètes savants d’Alexandrie. La nécessité d’un protecteur apparaissait indéniable. À côté de ces professionnels, vivant dans la misère, on trouvait des amateurs riches, chevaliers ou sénateurs souvent assistés d’esclaves ou d’affranchis lettrés grecs.
Des poètes fantômes
Le livre de Pierre Vesperini n’obéit pas à un quelconque désir de réparation. Il est inspiré par la fascination qu’exercent sur lui “les fragments, les traces de pas laissées par les ombres, les invisibles.” Attentif à la beauté, il esquisse une série de « portraits littéraires » qu’on ne saurait tous résumer. Certains se limitent à quelques vers. L’un d’eux est resté associé à un mot, qui ne serait même pas de lui. Le livre égrène des noms inconnus, Marcus Plautius, Hostius, Atilius, Valerius Cato, Julius Calidus, Varron de l’Aude, etc. En tout, plus d’une trentaine d’auteurs qu’il recense. Certains, pleins d’émotion ou d’humour, rendent présent un monde romain très éloigné des plaidoiries de Cicéron ou des Commentaires de César. Très érudit, le livre fourmille d’anecdotes, terribles ou drôles. Volusius, à qui l’auteur consacre une demi-page, n’existe que grâce à un vers de Catulle, qualifiant ses Annales de “cacata carta, papyrus couvert de merde“, ou d’un distique suggérant d’emballer le poisson avec ses textes. La mémoire de Loreius Tiburtinus subsiste grâce à une inscription découverte sur le mur d’un petit théâtre de Pompéi : “Que se passe-t-il mes yeux ? Vous m’avez forcé à me jeter dans un incendie, mais rien ne vous force à céder aux paupières : Quand on brûle, les larmes n’éteignent pas le feu. Chez moi, elles enflamment le visage, et elles consument l’âme“, et les bribes de cinq poèmes.
Le livre raconte aussi la folie d’Hortensius, pleurant sa murène favorite, pour les poissons, et ses multiples extravagances. Il évoque la découverte de l’épitaphe de Nardus par un prêtre, il y a près de trois siècles. Il rappelle l’invention verbale qui caractérisait Laevius, expert en jeux de mots, emprunts au grec, et mots-valises à la manière de Lewis Carroll. Nestor devient un trisaeclisenex, “vieillard de trois siècles“, dulcioriloquus, “au doux langage“. “L’aurore aux doigts de rose” d’Homère est pour lui pudiricolor (qui rougit de honte), et la glace sur les fleuves est qualifiée par lui de tegmen onychinum, “vêtement d’onyx“.
Superbement écrit, le livre de Pierre Vesperini, aussi plaisant qu’érudit, revisite la figure d’Alexandre le Grand, qui n’était pas seulement un guerrier, et éclaire la fondation de la ville d’Alexandrie. Toujours soucieux de contextualisation, il fait revivre des textes oubliés, en redonnant à leurs auteurs toute leur humanité. Un livre bref et dense, à lire absolument.
Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne
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