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La gourmandise : chère. Ekphrasis d’un triptyque de Jérôme Bosch – Cécile Ladjali

Il en faut parfois peu pour se sentir bien disposé à l’égard d’une lecture. Le titre déjà, pour traiter de la gourmandise. Chère et non pas « chair », celle que l’on retrouve dans « faire bonne chère à quelqu’un ». Le mot vient du latin cara, qui désigne le visage. « Chère » désigne d’abord le visage disposé à accueillir autrui. Et, par métonymie, ce qui sert à l’accueil. L’expression « faire bonne chère » signifie donc faire bon accueil avant de désigner la nourriture qu’on propose. Il reste à savoir l’identité de cet étranger accueilli… Le sous-titre ensuite : « Ekphrasis d’un triptyque de Jérôme Bosch ». J’étais conquis. Un, la peinture de Jérôme Bosch est absolument fascinante. Deux, les sonorités du mot « triptyque » me donnent un léger frisson de plaisir (comme le mot « retable » ; je n’ai pas d’explication). Trois, l’ekphrasis, avec un beau -k, lettre dont l’usage trop rare en français a le charme de ce qui est singulier. Emprunté au grec, le mot désigne simplement en rhétorique une description vivace. Merveilleuses minutes de plaisir contemplatif sur la page de titre, qui me faisaient savourer en avance celles à venir.
Pourtant, on ne peut pas dire que l’histoire soit amusante. Si l’on sourit, c’est d’un sourire jaune (comme, du reste, la couverture). Cela commence bien, dans le vignoble bordelais, à l’occasion du mariage de Cyril, fils de la famille Burdigala, producteur d’une émission de télé, faut-il le préciser, culinaire bien sûr. Tant pis si personne ne se souvient de ce prétendu cousin Ariel qui vient d’arriver pour la noce. Il y a le père, Eugène, chirurgien plastique. Adèle, la mère, refaite par les mains de son époux qui la trompe pourtant avec ses clientes. Et Alix, qui tire de son anorexie une supériorité sur la gloutonnerie familiale. Tous oublient, dans le festin, le drame familial enseveli dans la propriété. Le cadeau apporté par le mystérieux cousin risque de les surprendre.
Mauriac moderne, Cécile Ladjali nous invite à décortiquer le péché de chère de la bourgeoisie bordelaise. L’orgie est à table, sur l’eau, partout, quand après le repas, les convives embarquent pour une promenade sur l’étang du domaine. Évidemment, le festin s’y prolonge jusqu’à la nausée. « L’orgie à bord n’est autre que le lamentable tableau de la solitude de chacun. » (p. 51.) Les Burdigala ont tout ; rien ne leur manque de la réussite et de l’argent. Ils pourraient être des princes des temps modernes, à moins que, trop modernes justement, ils ne confondent jouir et dévorer. Profiter et exploiter. Manger et bâfrer. Alix se distingue, mais encore est-ce par dépréciation de la chair : « Vous retenez tout. […] Vous êtes prisonnière de votre chair » (p. 87), lui répond Ariel.
La gourmandise, lorsqu’elle ne souffre aucune retenue, devient mortifère, pour soi comme pour autrui. Elle est une négation de la vie elle-même. « Votre gourmandise manifeste ou rentrée est l’expression de votre pulsion de mort, de votre propension à l’holocauste. » (p. 117.) Au banquet de la vie, les Burdigala ne savent pas se tenir, se retenir. Car cette ekphrasis, brodée à partir du Triptyque du vagabond ou Triptyque du pèlerinage de la vie de Jérôme Bosch, est une parabole. Elle ne condamne pas la gourmandise. Elle déplore ses excès et ceux qui plongent dans la gourmandise comme d’autres dans un bain au lait d’ânesse. Or, « la Gourmandise est un péché que l’on peut pardonner car maîtrisée, elle entretient un certain rapport avec le raffinement et l’éducation » (p. 117).
La lecture de Chère nous enfonce dans l’enfer de la table. Le lecteur est prisonnier du livre, petit enfant condamné à demeurer à table jusqu’à ce que son plat soit terminé. Représentation aussi fascinante que répulsive, l’apologue ressemble aux gargouilles des églises, aux tableaux infernaux de Bosch ou à L’Enfer de Dante. Les images frappantes nous détourneraient du chemin du vice et nous conserveraient dans le droit chemin de la vertu.
Le sens de la mise en scène de Cécile Ladjali ravit et entraîne avec appétit le lecteur au bout de ce dernier banquet sans fin. L’autrice s’amuse même à faire apparaître les autres auteurs de notre collection. Sans épuiser le sujet, inépuisable, de la gourmandise et du péché, son approche stylistique, un rien évocatoire, ouvre notre curiosité pour son œuvre littéraire, dans laquelle nous aimerions plonger corps et âme.

Marc DECOUDUN
contact@marenostrum.pm

Ladjali, Cécile, « Les sept péchés capitaux. La gourmandise : chère : ekphrasis d’un triptyque de Jérôme Bosch », Le Cerf, « Les sept péchés capitaux », 04/02/2021, 1 vol. (120 p.), 12,00€

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