L’amour et la conviction ont pour point commun, lorsqu’ils sont vécus avec trop d’intensité, de brouiller les perceptions. Farrah et Albert, les deux principaux personnages du dernier roman d’Iman Bassalah, « À gauche du lit », en sont l’illustration. Ils s’aiment. Intensément, malgré leurs différences. Et ils ont de solides convictions.
Elle est professeure de lettres dans un lycée défavorisé de région parisienne. Son tortueux parcours au sein de l’Éducation nationale ne lui garantit qu’un modeste salaire, à peine suffisant pour « joindre les deux bouts ». Cette Arabe de France d’origine tunisienne, laïque et farouchement républicaine, élève seule sa fille Zita après le suicide de son père, un pianiste de renom rongé par ses addictions. Farrah est une femme moderne et libre, une mère aimante et attentionnée, qui s’épanouit auprès des âmes torturées. « J’aime les gens qui vont au bout, les fêlés, les furieux. Ceux qui ne se protègent ni de l’amour, ni des frontières de la vie ». Ses convictions républicaines lui intiment de donner le meilleur d’elle-même à chacun de ses élèves pour tâcher de leur offrir une perspective, un champ des possibles, un avenir.
Lui, de 35 ans son aîné, est l’avocat « des causes perdues ». Il défend en particulier les islamistes au nom de l’État de droit. Ce ténor du barreau, blanc, bourgeois, parisien, qualifié par ses détracteurs « d’islamo-gauchiste », est une figure médiatique qui se passionne pour la cause des musulmans. Albert, qui a « roulé sa bosse aux quatre coins des misères du monde », est un monstre de travail. « Peut-être faut-il être monstrueux pour mieux comprendre les monstres et leur servir une défense ? », s’interroge d’ailleurs Farrah à son propos. Monstrueux, il ne l’est toutefois pas dans l’intimité, même s’il peut se montrer impérieux, blessant ou humiliant, à dessein ou par égoïsme. C’est que, de son point de vue, son combat est intrinsèquement supérieur à sa vie privée. Il le mène, non pas pour lui ou ses clients, mais pour les générations à venir, soucieux des conséquences que pourrait avoir la lutte contre le terrorisme sur les droits et libertés.
Ensemble, Farrah et Albert, Habiba ou et Habibi, forment un couple singulier. « Cour de justice, versus cour de récré ». Tous deux vivent avec la même envie et la même détermination d’œuvrer au profit des déshérités, des oubliés, des sans-voix, de ceux qui ont besoin d’eux. Au-delà de leurs professions respectives et des luttes spécifiques qui y sont associées, ils partagent un bonheur sophistiqué ponctué de voyages, d’expositions, d’art, de cinéma, de littérature, de réceptions. Leur vie sociale est riche, quoique consanguine, en ce sens qu’elle est plutôt circonscrite à l’intelligentsia parisienne de gauche. Mais ce couple uni, pétri de convictions, va être mis à l’épreuve après la décapitation d’un collègue de Farrah par un islamiste fanatisé et les attaques terroristes qui s’ensuivront. Comment, en effet, partager la vie d’un homme qui défend ceux qui ont décapité son collègue ? Alors que Farrah, bouleversée par ces événements, entreprend une douloureuse introspection, une plongée intime dans ses racines, ses origines, son enfance, son identité, Albert, lui, considère son combat plus légitime que jamais.
Aveuglé par ses convictions et galvanisé par son ego, ses choix politiques et professionnels vont semer doute et incompréhension chez sa compagne et parmi leurs amis. Farrah, cependant, se résigne à accepter le rôle que joue Habibi, par amour sans doute : « Quand on a passé ses jours sur le ring, ce doit être dur de poser les gants sur la table de nuit. (…) L’idée d’un confort amoureux, le sentiment d’être arrivée quelque part, est difficile à accepter. Peut-être même à supporter ». Elle a pourtant du mal à cerner les combats de son compagnon. » Je crois que (…) les candidats à Daech n’attendent rien, ni du Ciel, ni du sexe. Ni d’Albert ».
Si Albert est surtout préoccupé par le « risque de faire payer le terrorisme aux innocents », Farrah s’inquiète, quant à elle, de « la montée du racisme qui en découle » contre laquelle elle semble impuissante du fait de ses origines. Car, après chaque attentat islamiste se pose la question de son identité, de son statut d’Arabe auquel elle est systématiquement ramenée, que ce soit par la société ou par les luttes d’Albert.
Avec « À gauche du lit », Iman Bassalah signe un roman puissant sur le processus d’assignation identitaire qui, pernicieusement, au gré des attentats islamistes, poursuit son œuvre de mutilation du corps social.
Bassalah, Iman, « À gauche du lit », A. Carrière, 03/09/2021, 1 vol. (359 p.), 19,90€
Florian BENOIT
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