« La forme d’une ville / Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel ». Ce constat teinté d’amertume que Baudelaire dressait au sujet de Paris dans son poème « Le Cygne » pourrait servir de sous-titre au nouveau roman de Nina Léger. L’auteure, née en 1988, n’en est pas à son coup d’essai. Après le remarqué « Mise en pièces » (Gallimard, 2017), un texte incisif qui explorait sans tabou le thème de la sexualité féminine, elle se consacre cette fois-ci à Antibes, sa ville natale, et plus précisément à la technopole de Sophia-Antipolis qui a émergé de terre à la fin des années 1960. « Il n’y avait rien, il y aurait tout : quand elle se dit ainsi l’histoire de Sophia-Antipolis est une lame qui tranche net dans la matière du monde ». La première partie du roman, intitulée « Initier » explore la genèse de cet ambitieux projet qui, dans l’esprit de son concepteur, ne devait pas être un simple quartier mais bel et bien une ville à part entière. Pierre Laffitte (1925-2021), polytechnicien et ingénieur des Mines se rêve en nouveau Romulus. Son idée, qu’il expose dès 1960 dans les colonnes du journal « Le Monde » est celle :
D’une ville qui ne soit pas une copie de la Rome antique mais qui l’adapte au monde d’aujourd’hui, une ville de la sagesse contre les barbaries de la guerre, une ville du futur contre les atrocités du passé, une ville antidote.
C’est le hasard qui a placé cette ville sur la Côte d’Azur, à quelques dizaines de kilomètres de Saint-Paul-de-Vence où il est né. Lui avait d’abord songé à l’édifier dans le giron de la capitale – Sophia-en-Gâtinais, Uranie-sur-Essonne, Tekhné-sur-Loire étaient autant de pistes à l’étude –, mais c’est le préfet des Alpes-Maritimes qui a été le premier à donner son feu vert. La cité de tous les possibles s’appellera donc Sophia-Antipolis, en référence au nom grec d’Antibes qui signifie « la ville d’en face ». Quant à Sophia, c’est bien sûr un hommage à la sagesse antique mais il s’agit aussi du prénom de l’épouse de Pierre Laffitte, professeure de littérature slave à la Sorbonne, d’origine ukrainienne. Sophie – de vingt ans l’aîné de l’ingénieur – est décrite à la fois comme son mentor et sa muse. Nina Léger, dans une langue délicate qui se rapproche souvent du poème en prose, offre de très belles pages sur cette histoire d’amour marquée par une passion commune pour l’art et la connaissance. Elle redonne ainsi vie à celle que l’histoire, en dehors de son nom, a fini par oublier.
À l’exception des lignes sèches d’une notice biographique, aucune source ne renseigne la vie de Sophie. […] D’un côté une absence de traces et, de l’autre, ce témoignage immense, cette preuve d’amour digne des mythes, pas une statue, pas un monument, une ville entière, nommée de son prénom.
Le site concédé pour le projet est le plateau de Valbonne, une zone encore sauvage, faite de forêts et de rocailles. Mais pour les financements, Pierre Laffitte doit se débrouiller seul. C’est un chemin semé d’embûches qui commence. Pour que le chantier se poursuive, il s’agit de convaincre les responsables politiques et les investisseurs :
Il imagine Romulus, accroupi sur une motte, le menton dans la paume, arrêté en plein tour de charrue par des bureaucrates dubitatifs quant à l’utilité de construire une ville éternelle sur ce mont Palatin.
Entre son rêve initial et la réalité qui finit par voir le jour, l’écart est immense. Il rêvait d’une ville véritable, une cité des Sciences et de la Sagesse grouillante de vie, avec ses théâtres et ses espaces d’exposition et à la fin, Sophia-Antipolis ne se révèle être qu’une technopole glaciale que les individus fréquentent pour des raisons purement économiques : « Sophia-Antipolis rapporte de l’argent, disent-ils, mais elle n’est pas une ville parce qu’une ville, ça a une âme ».
Des gens y vivent pourtant comme Sonia, qui a grandi avec ses parents dans le village nouveau de Garbejaïre au cœur de la technopole. C’est elle l’héroïne de la seconde partie du roman « Précéder ». La jeune urbaniste, chargée de la viabilisation d’un terrain en vue de l’installation d’une entreprise, va être amenée à se replonger dans l’histoire d’un site que Pierre Laffitte lui-même croyait pourtant sans passé. Il sera question d’archéologie mais aussi d’une mémoire plus récente et encore douloureuse, celle des harkis rapatriés d’Algérie. Le roman de la ville devient alors le roman de celles et ceux qui l’habitent. Les femmes y occupent une place centrale : Sophia, Sonia, Safia, Sonja, Sun-Joo. Des noms qui se ressemblent pour des trajectoires qui n’ont pourtant pas grand-chose en commun. « Antipolis » est un court roman qui dit beaucoup : il est question du passé qui agit sur le présent mais aussi de culpabilité et d’indifférence. :
Il n’y avait rien, il y aurait tout : une histoire qui commence ainsi oublie davantage qu’elle ne se souvient, elle passe sous silence les voix distinctes, les points de vue distincts, les innombrables versions de la réalité sans lesquels un récit n’est que le fantasme d’un monde au garde-à-vous.
Avec un grand sens de la nuance, Nina Léger se fait passeuse de ces voix inaudibles et rend tout son potentiel romanesque à un lieu dont on ne parlait jusqu’à présent que dans les pages Économie et Entreprise des journaux…
Jean-Philippe GUIRADO
articles@marenostrum.pm
Leger, Nina, « Antipolis », Gallimard, « Blanche », 03/02/2022, 1 vol. (175 p.), 17€
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