Antonio Scurati, M, les derniers jours de l’Europe, Traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Les Arènes, 07/09/2023, 1 vol. (550 p.), 24,90€
Après M, l’enfant du siècle, puis M, l’enfant de la providence, le troisième volume du professeur Antonio Scurati consacré à la période fasciste en Italie vient de paraître en France. Intitulé M, les derniers jours de l’Europe, il est la suite d’un projet monumental – désormais traduit dans 44 langues – entrepris par le romancier napolitain, visant à reconstituer par le moyen du roman la parabole de Benito Mussolini et du régime qu’il a fondé et dirigé pendant plus de vingt ans. Avec ce nouvel opus, l’auteur poursuit son travail de démystification sans fard du régime mussolinien, montrant lucidement la dérive qui a mené le Duce et l’Italie de l’ivresse totalitaire aux abîmes de la Seconde Guerre mondiale. Grâce à une écriture nerveuse et documentée, Scurati confirme son statut de spécialiste du fascisme, tout en renouvelant le genre du roman historique. L’incroyable succès de sa trilogie en Italie – alors que le parti de Giorgia Meloni – tire précisément ses racismes dans le fascisme, montre combien certains Italiens sont à la fois soucieux de tirer les leçons du passé, quand une autre fraction de la société semble ignorer ou minimiser cette période historique. C’est en ce sens que l’ouvrage est précieux, car il offre une perspective éclairante sur les dangers de l’oubli historique. En France, la montée de certains mouvements politiques et la polarisation croissante rappellent également l’importance de se souvenir et de comprendre notre propre histoire. Tout comme l’Italie doit faire face à son passé fasciste, la France doit également confronter les ombres de son histoire coloniale et de la collaboration pendant la Seconde Guerre mondiale. Les œuvres comme celles de Scurati nous rappellent que l’histoire, si elle n’est pas étudiée et comprise, risque de se répéter.
La logique d’un piège mortifère
Dans ce troisième tome, Scurati se concentre sur la période cruciale allant de 1938 à 1940, soit les trois années qui précèdent l’entrée en guerre de l’Italie aux côtés de l’Allemagne nazie. Le livre débute symboliquement avec l’arrivée d’Adolf Hitler en gare d’Ostie pour une visite d’État le 3 mai 1938. Le Führer est accueilli par Mussolini, le roi Victor Emmanuel III, et le ministre des Affaires étrangères Galeazzo Ciano. Quelques semaines auparavant, Hitler a proclamé l’Anschluss, c’est-à-dire l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne. Désormais, Mussolini s’apprête à promulguer les lois raciales qui vont frapper les citoyens italiens juifs.
Ces trois années sont décisives pour comprendre la dérive du régime mussolinien et sa soumission progressive à l’orbite nazie. De l’Anschluss à la signature du pacte d’acier avec l’Allemagne en 1939, Mussolini multiplie les gages envers Hitler. L’apogée de ce rapprochement sera l’entrée en guerre aux côtés du Reich en juin 1940, au mépris de l’impréparation militaire du pays. Scurati dissèque avec minutie la logique qui conduit le Duce et l’Italie dans ce piège mortifère.
Des lois raciales aux tragédies juives : La dualité de l'Italie mussolinienne
À travers le regard de l’intellectuel antifasciste Ranuccio Bianchi Bandinelli, archéologue et historien de l’art chargé de guider la délégation allemande dans les ruines de la Rome antique, Scurati questionne la marche inexorable vers la guerre des deux dictateurs. Cet archéologue siennois issu de la noblesse, hostile au fascisme mais sans affiliation politique, se demande s’il ne devrait pas attenter à la vie d’Hitler pour sauver l’Europe. Bien qu’il renonce à ce projet insensé et qui aurait pourtant changé la face du monde, le personnage de Bandinelli incarne les dilemmes de la société civile face à la dérive mortifère des régimes nazi et fasciste.
De même, à travers le personnage de Renzo Ravenna, brillant avocat juif fasciste qui se voit brutalement exclu de la vie publique, l’auteur montre les conséquences tragiques des lois raciales sur la communauté juive italienne. Ancien combattant décoré de la Grande Guerre, Ravenna est le parfait exemple du Juif parfaitement assimilé, zélé serviteur du régime mussolinien. Son éviction humiliante de son poste de maire de Ferrare après l’adoption des lois antisémites incarne le destin tragique des Juifs italiens, pris entre leur loyauté patriotique et l’ostracisme d’un État qu’ils ont fidèlement servi. Bien que de nombreux juifs italiens aient soutenu avec ferveur le régime fasciste de Mussolini, ce dernier adopta paradoxalement – à partir de 1938 – des lois raciales antisémites qui exclurent brutalement ces mêmes juifs de la vie publique, révélant ainsi les contradictions et l’inhumanité du projet politique fasciste. Nonobstant, l’Italie, n’a pas procédé à des déportations massives avant 1943, contrairement à la France où elle ont commencé plus tôt.
Les atermoiements du gendre de Mussolini
Le roman suit également le parcours du beau-fils de Mussolini, Galeazzo Ciano. Ministre des Affaires étrangères, ce jeune aristocrate ambitieux mais versatile tente de ménager de manière équivoque son allégeance à la politique du Duce et ses doutes croissants face à l’alliance avec l’Allemagne nazie. Scurati exploite ici les notes du journal intime de Ciano, source primordiale pour comprendre les atermoiements et les calculs de la diplomatie fasciste. Marié à Edda, fille aînée de Mussolini, Ciano oscille entre loyauté familiale et désaccord politique, au risque de décrédibiliser la parole de l’Italie sur la scène internationale. Autre protagoniste, à cause de ses origines juives, son départ tragique contraste avec la montée en puissance de Claretta Petacci, dernière et jeune amante du Duce. Ces deux femmes incarnent les deux versants intimes de Mussolini : d’un côté, l’intellectuelle qui a façonné le jeune homme politique provincial en leader cultivé ; de l’autre, la jeune groupie fascinée qui accompagnera le dictateur vieillissant jusqu’à sa fin tragique.
L’inexorable marche à la guerre
À travers cette galerie de personnages, Scurati retrace les grands événements qui mènent l’Europe à la guerre : conférence de Munich en 1938, invasion de l’Albanie par l’Italie en 1939, pacte germano-soviétique sur le partage de la Pologne, puis signature du pacte d’acier entre l’Allemagne et l’Italie la même année. Le roman s’achève sur le discours du 10 juin 1940 où Mussolini, du balcon du Palazzo Venezia à Rome, annonce l’entrée en guerre aux côtés de l’Allemagne. Cette date funeste vient sceller le destin tragique de l’Italie fasciste, entraînée malgré elle dans le conflit mondial.
Est-ce la chaleur de cette fin d’après-midi romain qui le fait transpirer dans son uniforme en draps épais ? Est-ce sa tentation de couvrir le vacarme de la foule ? Est-ce le soir qui commence à tomber ? Sa voix s’étrangle au moment où il prononce l’invocation qui conclut son discours de déclaration de guerre. Après que Benito Mussolini a quitté le balcon, avalé par la pénombre du palais, la place se vide rapidement, sans sursauts, sans cris ni vivats. Pas d’hosannas, pas de manifestations patriotiques, tout le monde rentre chez soi avec ses pensées. Ne reste qu’une seule grande passion : la peur.
Une écriture documentée et haletante
Scurati poursuit la démarche amorcée dans les précédents volets de la trilogie, mêlant avec brio l’enquête historique fouillée et le récit romanesque. Chaque chapitre est suivi de notes, lettres, extraits de journal ou coupures de presse, qui ancrent le propos dans le contexte de l’époque. Son talent consiste à avoir su les intégrer avec fluidité sans jamais céder à la tentation du document brut. Le style est vif, presque haletant, restituant le climat angoissant de ces années 1938-1940. L’intrigue navigue entre les hauts lieux du pouvoir fasciste, les résidences du Duce et les repaires secrets d’Hitler, plongeant le lecteur au cœur des négociations et des psychologies des dictateurs. Par ce prisme littéraire, l’auteur offre un éclairage original sur les errements du régime fasciste, tiraillé entre alliance avec le Reich et volonté de garder une marge d’autonomie. Mussolini apparaît non pas comme le maître cynique des événements, mais plutôt comme un funambule de plus en plus isolé, obsédé par le désir de rivaliser avec Hitler, et de s’assurer une place dans le concert des nations. Prisonnier de ses propres ambitions démesurées, il entraîne l’Italie dans une guerre pour laquelle elle n’est absolument pas préparée.
Antonio Scurati pointe donc les contradictions et les zones d’ombre du Duce, partagé entre la conscience de l’impréparation militaire du pays et la soif de gloire personnelle. De même, le romancier met en lumière l’antagonisme entre les convictions intimes de Mussolini, plutôt hostile à l’antisémitisme, et sa soumission aux diktats de l’idéologie nazie dans un souci d’opportunisme politique.
Derrière le masque du dictateur, Scurati révèle donc un homme façonné par ses pulsions contradictoires, désireux de marquer l’histoire, mais conscient de mener son peuple à la catastrophe.
Un projet romanesque et historique monumental
Avec ce troisième volet passionnant – à mes yeux l’un des romans les plus importants de cette rentrée littéraire – Antonio Scurati poursuit son projet d’une ampleur inédite dans la littérature italienne contemporaine. À la fois fresque romanesque et enquête historique méticuleuse, sa trilogie sur Mussolini et le fascisme s’inscrit d’ores et déjà comme une référence incontournable. En dépit de la somme colossale de documents mobilisés, Scurati parvient à donner vie à cette tragédie en plusieurs actes. Il offre au lecteur les clés pour comprendre l’engrenage fatal qui a précipité l’Italie du rêve impérial à l’abîme de la défaite. En fin de compte, cette trilogie n’est pas seulement un rappel du passé, mais un avertissement pour l’avenir. Dans une époque où, dans tous les pays d’Europe, les discours extrémistes et les idéologies radicales refont surface, il est impératif de se tourner vers des œuvres comme celle-ci afin de comprendre les dangers que représentent ces idées, si on les laisse prendre racine. La responsabilité incombe donc à chaque citoyen de s’éduquer, de rester vigilant, et de défendre les valeurs de démocratie et de liberté contre toute forme d’oppression.
Il ne nous reste plus qu’à apprendre la rédaction d’un quatrième tome qui mènerait le récit jusqu’à la mort de Mussolini en 1945. Ce dénouement tragique viendrait clore la tétralogie, et permettrait d’explorer les dernières années sanglantes du régime fasciste. Un spectacle shakespearien dont l’ombre plane encore sur le présent des Italiens…
Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu
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