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Arnaud Guigue, Je suis celle que vous cherchez, Les Arènes, 22/08/2024, 118p, 15 €.

Arnaud Guigue est un écrivain et un enseignant spécialiste du cinéma. Auteur de nombreux essais sur le septième art, il a fait le pari d’écrire son premier roman sur un sujet qui probablement le hantait depuis qu’il avait visionné le film japonais de Nagisa Hoshima : L’empire des sens. Si tel est le cas, on le comprend aisément et on s’associe sans contrainte au choc émotionnel qu’il a ressenti dans la salle obscure d’un cinéma en 1976.
Mais si le génial réalisateur a sidéré les spectateurs par son œuvre particulièrement osée, il n’en demeure pas moins qu’il n’a fait que décrire de la manière la plus crue l’aventure véridique de la passion charnelle d’un couple qui ne s’interdisait rien. Alors autant vous dire tout de suite que cet ouvrage, excellemment cadencé, n’est pas à mettre entre toutes les mains.
L’histoire commence par la fin, ou presque. Inutile donc de tourner autour du pot en tentant d’en cacher le dénouement. En 1936 au Japon, une jeune fille nommée Abe Sada tue son amant au terme d’un jeu érotique, lui tranche les parties génitales avant de s’enfuir, emportant comme une relique les attributs sanguinolents de la victime.
Le décor étant planté, l’auteur va nous raconter avec force détails fascinants l’avant et l’après de cette ténébreuse affaire.
En cette période de l’entre-deux-guerres, le Japon, mené d’une main de fer par un régime militaire autoritaire, balance entre occidentalisation et traditionalisme. Les somptueux kimonos croisent les tenues les plus modernes de l’après charleston. La discrétion atavique des Japonais côtoie les journaux à scandale, avides de faits divers sordides. La radio et le cinéma contribuent pour une large part à l’étalage des frasques de la jeunesse et de la classe moyenne. « L’incident Sada » va donner à cette presse avide de sang un bon crime particulièrement odieux.
Abe Sada, aux traits fins et à l’attitude soumise, tente comme elle le peut de se faire une place dans cette nouvelle société protéiforme. Après avoir vécu une enfance sans amour, elle s’essaie au métier de geisha où elle va connaître un certain succès. Voulant changer radicalement son destin, elle passe à la prostitution auprès de riches notables dont certains lui vouent une véritable estime.
Cet état ne convient cependant pas à notre jeune fille de 21 ans qui décide de rompre avec son passé sulfureux et tenter, par l’escalier social, de se faire une petite place au soleil. Elle s’engage, pleine de bonne volonté, comme femme de ménage dans une auberge japonaise. Elle ne le sait pas encore, mais c’est là que sa route va basculer.
L’établissement est tenu par un ménage sympathique dont le mari est troublé par l’attitude inconsciemment voluptueuse de Sada. Dans ce pays où le sexe est librement consenti, il n’en faut pas longtemps pour que la jeune employée, chauffée à blanc par le physique avantageux du patron, ne cède au plaisir du stupre. Comme deux aimants qui se rencontrent pour mieux se souder, le couple illégitime ne vit plus que pour pousser leur relation pornographique jusqu’au paroxysme. L’épouse, qui a des yeux partout et qui est attentive aux ragots des autres employées, consent à fermer les yeux, ce qui rajoute à l’excitation sans cesse grandissante de ces deux corps arrivés au summum du plaisir. Mais il leur en faut plus.
Pratiquant les expériences les plus folles… et les plus abjectes, Sada et son amant ne vivent plus que pour l’amour interdit, ne se donnant plus aucune barrière, au point que le mari volage commence, sinon à se lasser, en tout cas à prendre conscience du chemin impossible vers lequel il se dirige. Sada, quant à elle, n’est jamais rassasiée et devine l’éloignement prochain de son viril compagnon. Pour que son sexe n’appartienne qu’à elle, elle l’étrangle au cours d’une énième cession de sexe torride avant de s’emparer du graal de son plaisir.
Une traque de trois jours commence, à travers les ruelles et les auberges repoussantes. La police déploie un dispositif important et les nombreux témoins se présentent pour mettre la main sur la meurtrière. Elle est enfin arrêtée dans une chambre avec son sinistre paquet. Les photographes alertés se bousculent et l’immortalisent lorsqu’elle est remise à un commissaire particulièrement professionnel et patient. C’est par le compte rendu de son interrogatoire que le public saura, par le menu, tout ce qu’il s’est passé.
Sans tabou, n’exprimant ni remord, ni sentiment particulier, Sada se livre sans omettre aucune précision, orientée par les questions professionnelles du policier. Le procès qui s’ensuit fait un tabac, les Japonais prenant quelquefois la défense de l’accusée, désarmés par tant de candeur. Le résultat est bientôt là : elle est condamnée certes, mais seulement à six ans de prison.
Libérée en 1941 alors que les avions japonais s’élancent sur Pearl Harbor, la désormais anonyme Abe Sada connaît le quotidien des Nippons jusqu’à sa disparition en 1971, date à laquelle plus personne n’entend parler d’elle.
Si en 1969, un cinéaste japonais a bien commis un film de seconde zone au pays du Soleil Levant, il faut attendre 1976 et le Festival de Cannes pour que le film de Nagita Hoshima applique une magistrale claque à la face des cinéphiles abasourdis par tant de liberté artistique. Le metteur en scène dirige comme il le souhaite deux acteurs dont les performances sexuelles – car le film est truffé de scènes de sexe non simulé – dépassent tout ce que le septième art a pondu. Le spectateur est immergé malgré lui dans la relation hallucinante de Sada et de son complice, finissant par croire qu’il est sur la scène.
Si Sada Abe a vu le film, personne ne le sait mais il n’y a pas de doute sur le fait que, si elle a contemplé son double – l’actrice Eiko Matsuda – la meurtrière repentie a dû revoir son passé resurgir avec un éclat insoutenable.

Image de Chroniqueur : Renaud Martinez

Chroniqueur : Renaud Martinez

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