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Béatrice Wilmos, Tant de neige et si peu de pain, Le Rouergue, 03/01/2024, 1 vol. (156 p.), 18,90€

Avec Tant de neige et si peu de pain, Béatrice Wilmos s’attaque au monument de la poésie russe qu’est Marina Tsvetaeva. Grande figure féminine des avant-gardes du début du XXe siècle, contemporaine d’Anna Akhmatova et de Sofia Parnok, Marina Tsvetaeva connut un destin des plus mouvementés. Nourrie de culture occidentale, elle quitte la Russie en 1922, ne sentant en danger au sein du nouveau régime soviétique. Ballottée de Prague à Paris durant son exil, rongée par la nostalgie, la précarité matérielle et l’incompréhension de ses pairs, elle finit par retourner en URSS en 1939, avant de se suicider trois ans plus tard.
Dans son roman, Béatrice Wilmos opte pour un cadre temporel plutôt resserré, se concentrant sur la fin des années 1910, de loin les plus décisives dans la vie tourmentée de la poétesse. Épouse d’un officier blanc porté disparu et mère de deux fillettes, Marina tente désespérément de survivre dans Moscou en proie au chaos de la guerre civile. Le froid, la faim et le dénuement matériel poussent l’artiste à l’extrême dans une lutte féroce pour sa survie et celle de ses enfants. Survient alors le drame : contrainte de placer ses filles dans un orphelinat, Marina ne parviendra pas à sauver la cadette, la petite Irina, qui y trouvera la mort à deux ans à peine.

Le drame absolu de Marina Tsvetaeva

Dès les premières pages du roman, le portrait qui se dessine de Marina Tsvetaeva est celui d’une femme lucide face à la tragédie qui la frappe. L’annonce de la mort de sa fille cadette Irina à l’orphelinat aurait pu signer son effondrement complet, mais la formidable énergie vitale de la poétesse ne s’éteint pas. Son deuil, elle le sublime par ces mots terribles griffonnés dans son carnet :

Monstrueux ? Oui, vu de l’extérieur. Mais Dieu qui voit mon cœur sait que si je ne suis pas allée lui dire adieu, ce n’est pas par indifférence, mais parce que je ne POUVAIS PAS. Je n’allais pas la voir vivante ! Alors…

Cette accusation d’indifférence, Marina Tsvetaeva va cependant y faire face, de la part de ses proches, mais aussi d’elle-même. Car malgré l’amour viscéral qu’elle porte à l’aînée Alia, elle n’est jamais parvenue à éprouver la même affection pour la petite Irina à cause de son développement tardif. Son étrangeté, sa différence, ont très tôt creusé un fossé que même la mort de l’enfant ne comblera pas.

Elle ne fut jamais pour elle une réalité. En fait, elle n’a même jamais cru qu’elle grandirait. Elle ne pensait pas à sa mort. Elle n’imaginait pas qu’elle mourrait dans l’enfance. Ce n’était pas cela, non. Simplement, c’était une créature sans avenir. Elle l’avait toujours su. Elle ne l’avait jamais aimée au présent, toujours en rêve. Elle ne la connaissait pas, ni ne la comprenait.

Nonobstant, Béatrice Wilmos montre avec finesse que sous cette apparente froideur se dissimule une blessure profonde. Le spectre de la petite fille disparue hante les nuits blanches de la poétesse, et son ombre plane sur son quotidien de mère meurtrie : « La douleur a commencé de creuser en elle ses chemins souterrains. » Surgissent alors les questions lancinantes, les remords affreux. Marina retourne inlassablement chaque détail de l’existence éphémère d’Irina, depuis les circonstances sordides de sa mort, jusqu’à sa propre part de responsabilité.
Car l’inéluctable vérité qu’elle doit affronter et qui la dévaste, c’est qu’elle a laissé mourir sa fille, elle qui se considérait comme une mère aimante. Dans un saisissant face-à-face avec elle-même, elle réalise que l’amour conditionnel qu’elle portait à l’enfant l’a empêché de la sauver :

Même si les rations avaient été doublées à l’orphelinat, Irina serait morte. Elle le sait et nul besoin de longue dispute avec elle-même. Ce n’était plus de nourriture dont elle avait besoin. Irina était exsangue de n’être pas aimée. Le pain n’aurait pas comblé sa faim. Irina qui ne savait que réclamer du sucre et des pommes de terre serait morte même si une main secourable avait déversé devant elle des tombereaux de pommes de terre et de sucre candi, celui qu’elle préférait, et dont il arrivait parfois, sans raison, qu’il était distribué en abondance. L’amour qu’elle lui a refusé aurait comblé sa faim. Elle le sait mieux que quiconque, elle qui ne peut vivre sans aimer et être aimée, qui préférerait mourir que de se retrouver dans ce désert de l’âme et du cœur.

Alia et Irina : deux destins contraires

Si le personnage d’Irina est celui qui subit le plus tragiquement le cours du destin, sa sœur aînée, Alia, offre un vibrant contrepoint, par son intelligence et sa personnalité hors norme. Du haut de ses huit ans à peine, la fillette fait preuve d’une maturité et d’une sensibilité extraordinaire. Compagne de fortune de Marina, elle vit avec une intensité rare les moments de grâce et de désespoir.
Béatrice Wilmos excelle dans la restitution de la relation fusionnelle entre la mère et la fille aînée. On sent chez elle une volonté farouche de magnifier la personnalité de cette enfant surdouée, à travers ses mots et ses élans poétiques. « Comme j’aime la grâce de votre âme !« , dit-elle un jour à Marina. Le roman regorge de ces instantanés précieux, où perce l’émerveillement de la mère face aux fulgurances intellectuelles de sa fille. Un enchantement qui contraste cruellement avec l’incompréhension qu’elle éprouve pour Irina, même par-delà la mort.
Si Alia fait preuve d’une maturité étonnante pour affronter les épreuves, elle n’en reste pas moins une enfant, vulnérable face à la dureté du monde. Son passage à l’orphelinat aux côtés d’Irina la confronte à sa propre lâcheté. Dans une scène déchirante, elle s’effondre en voyant Marina :

Pourquoi m’avez-vous laissée là, Marina ? Si vous saviez ! Il n’y a pas de crochet ici, sinon je me serais pendue depuis longtemps ! C’est la première fois de ma vie que je suis dans un tel désespoir !

Béatrice Wilmos donne ainsi vie à deux sœurs que tout sépare, pas même réunies dans la mort. Car tandis qu’Irina rejoint l’anonymat d’une fosse commune, Alia survivra et continuera de faire vivre jusqu’à la fin la mémoire de la petite disparue.

La puissance poétique au cœur du chaos

Si le roman peint avec acuité le calvaire d’une mère meurtrie par le sort tragique de sa fille Irina, il est également le chant vibrant d’une femme qui puise dans la poésie les ressources pour surmonter l’indicible.
Car Marina Tsvetaeva est avant tout poétesse dans l’âme. Sa vocation irrigue son être tout entier ; la création rythme ses nuits et ses jours. « Écrire, c’est vivre. C’est vouloir que quelque chose soit, et soit, peut-être, de manière éternelle. Quand ce n’est pas vivre, la main se refuse à la plume », assène-t-elle avec conviction. Sa plume frappe le papier avec une urgence vitale, la nuit venue dans son « palais-grenier », quelques vers jaillissant parfois en une traite, comme autant de bulles d’oxygène.
C’est dans la lutte pour la survie du quotidien moscovite, dans le dépouillement extrême de son existence avec Alia, que paradoxalement, sa verve poétique se libère avec le plus de puissance. « La pauvreté est un bien-être infini. Mes deux plus pures sources de joie sont les livres et le pain« , écrit-elle. Certes, le découragement la gagne parfois, mais le moindre rayon de soleil sur les pavés, la trouvaille d’une fleur ou d’une boîte d’allumettes, suffisent à rallumer l’étincelle créatrice.
Il y a dans l’écriture fébrile de Marina comme un refus viscéral du malheur, une jubilation douloureuse à être vivante envers et contre tout. « Comme je suis infiniment reconnaissante à Dieu, pourvu seulement que Serioja soit vivant, de cette année 1919 !« , s’exclame-t-elle. Par cet aveu jailli du cœur, Béatrice Wilmos montre combien l’ardeur poétique chez son héroïne est indissociable de l’espoir et de l’amour.

Mais comment concilier cet élan créateur avec son rôle de mère, alors que deux petites filles dépendent d’elle ? Ce déchirement innerve en filigrane toute la trame du roman. « La poésie reflue comme une vague, ne laissant qu’un ou deux vers sur le sable qu’une autre vague effacera bientôt. (…) Pas le temps qui me manque mais les mains !« , déplore-t-elle, tiraillée entre la faim, la peur, le froid, et ses carnets. Malgré sa bonne volonté, elle ne peut s’empêcher de délaisser la petite Irina. Et quand Alia est atteinte par la maladie, c’est sans remords qu’elle décide de l’arracher à l’orphelinat pour lui prodiguer des soins, laissant Irina à son triste sort.
Ainsi, le roman met en lumière le terrible paradoxe qui habite la poétesse : comment être à la fois une bonne mère et rester fidèle à sa passion dévorante pour la poésie ? De cette interrogation lancinante naîtra la tragédie d’Irina. Mais de ce déchirement surgira surtout l’œuvre puissante qui traversera les âges.

Le "palais-grenier" : creuset tragique de l'œuvre de Marina Tsvetaeva

En choisissant de se concentrer sur les années décisives de l’existence de Marina Tsvetaeva, Béatrice Wilmos réalise un saisissant effet de loupe sur la période la plus méconnue de la vie de la poétesse. S’écartant de la tentation d’épouser la grande fresque biographique, la romancière explore cette séquence douloureuse, qui condensera toutes les aspirations et les tourments de son héroïne. Elle met en scène la complexité d’une femme et d’une artiste habitée par des forces contraires. Écorchée vive par le deuil de sa fille cadette, Marina n’en poursuit pas moins, stoïque, son chemin de poétesse. Car là est la grande réussite de Tant de neige et si peu de pain : révéler les subtilités de cette double postulation, entre la blessure maternelle inguérissable, et le combat vital pour préserver la verve poétique au cœur du désastre
À travers les yeux de la petite Alia, dont la présence angélique irradie chaque page, ce roman captivant atteint une authenticité et une profondeur rares. Avec talent, Béatrice Wilmos franchit les frontières du temps et fait résonner dans toute son acuité la voix tourmentée de Marina Tsvetaeva, icône littéraire fascinante, qui quatre-vingt-deux ans après son suicide, continue de hanter nos mémoires.
En tournant chaque page, on croit entendre Marina fulminer de ses élans mystiques, aligner les vers fiévreux dans la pénombre de son « palais-grenier », avant de sombrer dans les affres du remords. Quant au personnage d’Irina, il persécutera longtemps le lecteur par sa présence fantomale…

Image de Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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