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Le crépuscule des dieux dans la Suisse du Moyen-Orient
Le sumac, cette épice orientale acidulée est-il compatible avec l’espadon ?
Comment un concierge jardinier sri-lankais parvient-il, en plein Beyrouth, à faire pousser des roses (damascènes, bien sûr) aussi belles que celles de Kelaa Mgounâ au Maroc ?
Une spirale anti-moustiques s’enflamme-t-elle aussi bien avec le bout incandescent d’un Partagas qu’avec une allumette ?
Pourquoi tant de coupures d’électricité, tant de manifestations, tant de troubles économiques, politiques et sociaux au Liban ces dernières années ?
Où est passée l’eau du Mont Liban, cette chaîne de montagnes qui a donné son nom à ce pays (“lubnan”= blanc, dans “l’Épopée de Gilgamesh”) ?
Comment est survenu l’effondrement de ce qui fut dans les années soixante “la Suisse du Moyen-Orient” ? À cette époque en effet affluaient vers Beyrouth ou Baalbek, dans le sillage de Dalida, Brel, Armstrong, Klemperer, Belmondo, Bardot, Aragon… les “jet-setters” du monde entier. Casinos, fêtes, rock, twist, ski nautique, minijupes…
Mieux que quiconque, Charif Majdalani a lui-même expliqué la genèse et le propos de ce livre dans une interview lors de sa publication : “je pensais à Pascal Quignard, dans Les tablettes de buis d’Apronenia Avitia.”
Et c’est en effet très exactement ce qu’il a fait : tout comme cette patricienne du IVe siècle, qui note les moindres détails de sa vie quotidienne alors que croule autour d’elle l’Empire romain, le narrateur de Beyrouth 2020 raconte en effet à la première personne les menus faits de sa vie tandis que sa ville s’enfonce dans le chaos.
Mais il n’en reste pas là : il explique l’engrenage infernal qui a abouti à cette situation et qui se résume en trois périodes :

  • 1945-1975, Ire République libanaise, après la fin du mandat français. Les Trente Glorieuses. L’argent et le champagne coulent à flots et personne ne prend garde à la montée des tensions interreligieuses et à la formation, à partir de 1970, de milices chrétiennes d’une part, palestiniennes d’autre part qui, à partir de 1975 vont commencer à s’étriper. Elles réduiront le pays en cendres, puissamment aidées par les interventions syriennes dès 1979 et israélienne en 1982. Le volcan au pied duquel la société libanaise dansait jusque-là, insouciante, entre en éruption…
  • Et la Deuxième République est alors accaparée par les chefs de guerre, devenus “hommes politiques” et qui mettent le pays en coupe réglée. Vient alors le règne du racket institutionnel, de la corruption, du détournement massif des fonds, d’où qu’ils proviennent : du travail des Libanais tout comme des aides et les investissements internationaux.
  • 1990-2020 : le pays ressort exsangue de tout cela. Plus d’agriculture, plus d’industrie, une dette qui s’envole à 30, 40, 50 milliards de dollars. Effondrement économique. Suivi évidemment, par l’effet dominos classique, de celui de la société tout entière. Mais pour les oligarques maffieux qui ont pris le pays en otage, tout va bien : l’argent coule à flots sur leurs comptes bancaires.

Mais le martyre ne s’arrête pas là. En 2019, comme le monde entier, le Liban est frappé par une crise écologique liée à la destruction des forêts, des montagnes, de la Méditerranée qui le borde. Charif Majdalani l’écrit de manière d’autant plus poignante qu’elle est presque laconique : “la ruine d’un pays par la violence physique qui lui est infligée”; et qui vient donc se surajouter aux violences militaires, politiques et sociales historiques.
Est-ce tout ?
Non, bien sûr : pourquoi le pays du Cèdre aurait-il échappé à la crise sanitaire ouverte par la Covid ? Et il est d’autant plus violemment impacté que ses structures sont alors déjà très fragilisées.
Bon, cette fois c’est bien tout, non ?
Non.
Mardi 4 août, 18 h 00. Le narrateur travaille sur sa terrasse au manuscrit de “Beyrouth 2020”. Il ne sait pas qu’à tous les malheurs déjà accumulés par son pays et qu’il tente de cerner dans cet ouvrage, va s’ajouter un monstrueux et terrifiant “bouquet final”, provoqué par l’explosion de 2750 tonnes de nitrate d’ammonium abandonnées dans un entrepôt du port depuis 2013 par le MV Rhosus, un cargo sous pavillon moldave affrété par un russe, Igor Gretchouchkine et provenant de Batoum (Géorgie), à destination du Mozambique. Pourquoi cet abandon ? “Corruption, collusion, calculs politiques ?” Et pourquoi ce dépôt extrêmement dangereux, pendant 7 longues années en un lieu non sécurisé ? Incurie ? Volonté délibérée du Hezbollah qui contrôle le port de Beyrouth ? À quelles fins ?
Nous ne le saurons sans doute jamais.
Ce que nous savons, en revanche, c’est le terrible désastre occasionné par cette incurie, cette inconscience, cette malhonnêteté ou le cocktail détonant des trois. Charif Majdalani le décrit en une phrase unique de 78 lignes (presque trois pages du livre) dont la lecture est presque insoutenable. On en sort comme Don Rodrigue dans le Cid “percé jusques au fond du cœur (…)” et horrifié par les conséquences de ce cataclysme : deux cents morts, cent cinquante disparus, neuf mille bâtiments endommagés, deux cent mille habitations détruites. Des milliers de vies également…
Seule lueur d’espoir : le 19 août apparaissent sur les murs de Beyrouth des banderoles portant l’inscription suivante, en français, anglais et arabe : “NOUS NE PARTIRONS PAS, NOUS RECONSTRUIRONS.”
Il faudra du temps. Du courage. Le peuple libanais n’en manque pas.
Et le livre bouleversant, incisif et percutant de Charif Majdalani est par lui-même un acte de reconstruction. Et de résistance face aux méfaits des maffias politico-militaires.
Lauréat mérité du “Prix Spécial du Jury Femina 2020”, nous lui souhaitons la plus large audience possible.

Guillaume SANCHEZ
contact@marenostrum.pm

Majdalani, Charif, “Beyrouth 2020 : journal d’un effondrement”, “Actes Sud -L’Orient des livres”, 28/09/2020, 1 vol. (149 p.), 16,80€

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