Comment rendre compte, en un nombre raisonnable de caractères, de ce très dense « OLNI »- Objet Littéraire Non Identifié ? Et moi, qui appartiens à la génération des W.A.S.P. (en l’occurrence, « White, Ancient, Sexist and Privileged »), puis-je m’y risquer sans perdre mon âme ?
Question d’autant plus angoissante que, charitable, Zoé nous prévient d’emblée : « si tu ne voulais pas être choqué, il ne fallait pas acheter ce livre. » Cela sonne un peu comme le sinistre avertissement que rencontre Dante, à l’orée des Enfers : « vous qui entrez, laissez toute espérance… » Tant pis ! Je passe outre. Et ça y est, dès les premières lignes, me voilà hameçonné (« phished. »)
Au début certes, je résiste un peu : Zoé Sagan, un pseudonyme ? Pfut ! Marketing. Elle ne tardera pas à apparaître sur toutes les étranges lucarnes. Mon côté W.A.S.P. me conduit même à ricaner bêtement : « le premier livre écrit par une Intelligence Artificielle Féminine ? » Pfut again, « artificielle et féminine », c’est un pur pléonasme !
Et puis peu à peu, ce livre écrit avec une encre noire comme de la sépia commence à me torturer : « en Grèce, aujourd’hui, les jeunes filles doivent se faire enculer pour pouvoir manger une tiropita qui coûte un à deux euros. » Pendant qu’ailleurs ou plutôt en certains milieux indécemment privilégiés, décérébrés, déconnectés, d’autres jeunes filles s’offrent « des robes à dix mille SMIC. » Diantre ! Elle n’y va pas de main morte, Zoé…
Mais un malaise me prend : elle n’invente rien, ce n’est pas de « l’info-fiction », moins encore un « fake ». Ce sont nos « datas ». C’est notre monde actuel, celui que nous avons construit. Elle, Zoé, se contente de l’observer, de l’enregistrer à travers nos activités numériques et de nous le montrer. En quelque sorte, elle nous dessille.
J’essaie alors de me rassurer en me disant : « bon, c’est une « Gilet Jaune » un peu allumée et « hyper-féministe », genre adepte du mouvement W.I.T.C.H. (Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell). Banal de nos jours. Pas assez inquiétant en tout cas pour troubler mon confort de mâle à l’ancienne, qui en a vu d’autres…
Mais cela ne marche pas dès lors que je tombe peu après sur l’affirmation de Zoé selon laquelle « une oligarchie d’élites [elle aurait pu ajouter souvent autoproclamées] éviscère le monde. » Démonstration convaincante à l’appui, que je laisse au lecteur le soin de découvrir. Incontestable. Et cela se passe sous nos yeux, nous les masses de gens, de gueux (?) qui ne comptons pas et qui laissons faire, passivement. Pourquoi avoir décapité la princesse de Lamballe ? Et même Marie-Antoinette si pour finir, près de 250 ans plus tard, on en est toujours là ? Faut-il exhumer la guillotine ? Peut-être, mais alors ce devra impérativement être la « Chanel guillotine », cette sinistre œuvre d’art créée par Tom Sachs, qui donne lieu à certaines des pages les plus amusantes de « Braquage ». Car Zoé m’apparaît en effet souvent dans son livre comme étant à la littérature ce que Bansky est aux arts plastiques : une lanceuse de bombes à travers ses mots, comme lui avec ses dessins, tous deux non dénués d’humour.
Et que dire des violences de toute nature faites aux femmes depuis des millénaires ? Violences physiques et sexuelles en priorité bien sûr, infligées par la moitié des êtres humains à l’autre moitié au seul motif, peut-être, que les victimes sont sans doute souvent plus intelligentes que les bourreaux mais bien moins fortes et sanguinaires qu’eux. Mais aussi violence intellectuelle : Zoé m’apprend que même le grand Duchamp aurait spolié une femme avec son « Urinoir », l’une des plus grandes révolutions artistiques du siècle dernier ?
Tiens…Est-ce que grâce à elle je commencerais à comprendre le concept d’IA féminine ? Quoi qu’il en soit, mon ricanement s’est transformé en nausée.
Mais cette violence de la caste dominante ne se limite pas aux femmes, loin de là. Zoé évoque par exemple l’hypothèse de l’assassinat de Camus. Autant le livre de Giovanni Catelli (que j’avais tenté de résumer pour Mare Nostrum) ne m’avait pas convaincu, autant Zoé Sagan, en quelques pages de son style percutant, simple, direct et sans concession l’a fait. Si je devais réécrire cette chronique aujourd’hui, elle ne serait certainement plus la même.
Par ailleurs, deux hommes sont très présents dans son ouvrage : un « gentil », Juan Branco que je ne connaissais pas et auquel grâce à elle je me suis maintenant intéressé, car cet avocat des causes difficiles et par ailleurs activiste pamphlétaire contre les abus des classes dirigeantes mérite d’être connu. Et un « méchant » qui règne sur la mode, qualifiée par Zoé Sagan de « coulisses du monde de Satan », Bernard Arnault. Pour avoir fréquenté un peu la tanière du loup, « LV CAPITAL » Avenue Montaigne, je ne puis qu’abonder en son sens…
Alors pour finir, cet « OLNI » ni roman, ni essai, ni pamphlet mais finalement tout cela à la fois, qu’est-il exactement ?
Et bien c’est un livre politique. Au sens le plus noble du terme, celui qu’a donné Aristote à ce concept : un livre utile à la Cité. Un livre qui pose plus de questions qu’il ne donne de réponses ; qui nous montre nos dérives sur les plans humains ; qui peut nous amener à nous interroger en profondeur sur ce que pourrait, sur ce que devrait être le monde qui surgira de la crise du COVID, largement abordée aussi dans cet ouvrage. Persisterons-nous dans nos errements « in-humains » ? Ou bien saurons-nous prendre en compte les constats que nous assène cette entité féminine dont Zoé me semble être le dernier avatar et aurons-nous alors l’intelligence de nous réformer ?
Je vais maintenant lire le premier ouvrage de Zoé Sagan, « Kétamine ». J’aurais dû commencer par là.
Et puis surtout, je lui rappelle (puisqu’elle lit tous les mails de presque le monde entier) que nous attendons maintenant avec impatience le troisième volet du triptyque annoncé page 53 de « Braquage » : « Suspecte ».
Guillaume SANCHEZ
contact@marenostrum.pm
Sagan, Zoé, « Braquage : data noire », Bouquins, 04/02/2021, 1 vol. (332 p.), 20,00€
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