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Voilà plus de vingt ans est née, dans l’esprit d’Antoine Gallimard et de Jean-Noël Schifano, la collection “Continents Noirs” : “On s’est demandé s’il y avait un grand fleuve africain qui jetait sur la Seine le puissant courant d’écritures africaines”. Désormais, la collection riche de plus d’une centaine de titres, est un espace culturel qui permet à la diaspora africaine, comme l’a dit l’académicien Léopold Sédar Senghor, de : “penser et agir par nous-mêmes et pour nous-mêmes, en Nègres… accéder à la modernité sans piétiner notre authenticité.” Le magnifique et étonnant roman d’Eugène Ébodé s’inscrit dans l’esprit de la collection. Sa plume, guidée par la pensée de Senghor, a trempé dans le fleuve Sanaga qui traverse le Cameroun pour se jeter dans l’Océan Atlantique, mais aussi dans l’Agly qui coule dans le Roussillon jusqu’à la Méditerranée.

L’ouvrage est une invitation au voyage et surtout à la réflexion ; l’histoire vraie de Mado Hammar, née en 1936 d’une mère camerounaise, Monica Yaya, et d’un père suédois, Gostä Hammar, à Édéa – la ville lumière – jusqu’à une autre ville lumière où elle réside toujours : Perpignan, capitale du Roussillon.
Gostä vient d’avoir dix-huit ans, lorsqu’il rejoint son oncle maternel Mattias Sylvander à Douala afin de reprendre sa florissante société forestière. Ce dernier est le personnage le plus énigmatique du roman, celui auprès duquel on se nourrit de sagesse, et qui, tout en remplissant ses carnets, conseille son neveu :

J’ai fait mon temps. Je l’ai passé avec les humains. Un peu trop. Il faut que je sois maintenant avec la nature et plus près de son souffle. Son merveilleux souffle. Nous pensons, nous humains, trop à nous. Certes, nous avons dû lutter contre les éléments pour nous sauver. C’est fait. Pensons à sauver le vivant si nous voulons un monde plus vivable. (p. 74)

C’est à juste titre qu’Eugène Ébodé le compare à David-Henry Thoreau. Nous resterions volontiers dans le “continent noir”. Il nous fait penser – car ils sont contemporains – au grand sage qu’était Tierno Bokar, et qui vivait au Mali dans une misérable case de boue séchée. Comme l’a révélé Théodore Monod, ses paroles étaient semblables à celles des plus grands théologiens européens, dont il ignorait pourtant l’existence. Incarnation de l’amour et de la bonté, Tierno Bokar, devint l’un des plus grands penseurs de l’Afrique Noire et durant quarante ans dispensa son message de paix, de charité et de sérénité, du plus humble jusqu’à l’aspirant à la voie royale de l’initiation.

Mattias est un ermite qui demeure célibataire. Ce n’est pas le cas de Gostä qui, tout en étant admis dans la haute société européenne et colonialiste qu’il abhorre, éprouve une grande attirance pour les beautés africaines. Cela commence par la secrétaire de l’entreprise, Salomé, qui lui donne sa première fille, Collinette, puis Monica – une “boyesse” au service de la haute société blanche – qui lui offre Mado dont nous allons suivre l’existence chaotique au fil de ses premières années jusqu’à nos jours. Dès le début de la Seconde Guerre mondiale Gostä rentre en Suède pour annoncer ses fiançailles avec une Camerounaise. Il ne pourra pas revenir. L’Afrique équatoriale française est alors un territoire stratégique pour la France Libre. Mado est arrachée à sa mère et confiée à des parents adoptifs, Jacques et Hélène Boissont, un couple de colonialistes sans enfant. Jacques prend les armes pour défendre la France libre. Ils quittent le Cameroun. Le conflit mondial est l’objet de nouvelles humiliations pour les Noirs. Dès le départ, les Américains exigent des troupes françaises libres qu’elles “blanchissent” leurs régiments. En effet, il est impensable qu’un Noir puisse participer à la libération de Paris, ce qui fait dire à Eugène Ébodé :

Ces Noirs avaient eux aussi enduré les épreuves de la condition de soldat, avaient subi les privations, affronté l’épuisement physique après de longues marches sous un soleil de plomb et sous les tourbillons de poussière que soulevaient les vents du désert. Ils avaient supporté l’angoisse dans la pierraille et vaincu les nuits agitées jusqu’aux premiers combats décisifs qu’ils remportèrent. Ils contribuèrent au réarmement spirituel d’une France vaincue, au moral abîmé, qui put ainsi dompter le renoncement et l’impuissance qui la minaient. Dans le désert, méharistes et téméraires subsaharien transpercèrent les lignes ennemies sans se poser de questions sur la couleur de leur peau. Leur seul objectif fut de libérer le monde de l’oppression nazie à laquelle s’était ralliée l’Italie fasciste. » (p 100.)

Nos ancêtres sont tous africains. On a beau avoir la même origine, depuis quelques siècles, la destinée a réparti inégalement ses faveurs en faisant basculer le plateau vers les hommes d’Occident, avides de jouissances, de guerres et fiers de leur petit savoir héréditaire, leurs préjugés, et parfois leur idéal médiocre. Le plus grand crime n’est pas la guerre ; d’aussi loin que nous puissions remonter dans le cours des âges, nous voyons que les hommes sont naturellement des guerriers. Le plus grand crime est le racisme, cette pensée susceptible par sa nature de perpétuer la haine, de la transmettre, de la rendre irrévocable. C’est la mensongère affirmation qu’il y a une race supérieure faite pour commander, et des peuples inférieurs faits pour être des esclaves. Jamais la plume du romancier n’est accusatrice ou acrimonieuse envers les colonisateurs, ceux qui font montre de racisme ou de défiance envers Mado, la jeune Métisse une nouvelle fois abandonnée et qui vient d’échouer au Cours Maintenon, pensionnat de jeunes filles à Perpignan. Chez Eugène Ébodé, il y a des accents de Dostoïevski : le pardon précède la faute…

Les plus belles pages du roman, Eugène les consacre à Perpignan et à Céret. J’ai connu ce Perpignan des années 1950 grâce aux souvenirs de ma grand-mère, une Catalane à qui on a toujours reproché de s’être mariée avec un “étranger” ; il était Berrichon… Le département des Pyrénées-Orientales se remettait à peine de la guerre, mais surtout du traumatisme de la “Retirata”, qui avait jeté sur les routes des centaines de milliers de républicains espagnols. Le calvaire que la petite Mado a vécu est merveilleusement retranscrit par l’auteur. Ces êtres qui se sont moqués de Mado, la petite métisse, ne furent en réalité que des chiens aboyant contre les roues qui tournent. On peut faire saigner un cœur sans être éclaboussé. Celui de Mado, déchiré par la défiance des Perpignanais, mais porté par un idéal aussi lumineux que sa beauté, va trouver le réconfort auprès de Marcel Petrasch qui va devenir – comme son père – chirurgien-dentiste. Le couple s’installe à Céret, patrie des artistes. Si le philosophe aime la pensée, l’artiste aime la muse. Et lorsque Pablo Picasso croise la bondissante et flamboyante Mado lors d’une danse, il est foudroyé. “Brûlant est le regard de Picasso” nous dit Mado, titre choisi par le romancier…
C’est un tournant dans la vie de Mado. C’est une nouvelle partie au sein d’un livre dont on voudrait tourner les pages à l’infini. On pressent que l’éditeur a retenu la plume de son auteur. “On ressort essoré de ce vertige alors même qu’on a à peine bougé un cil”, écrit Eugène Ébodé. Non ; pas essoré, ébloui ! Il manque au moins 100 pages à ce livre, tant la vie de Mado est riche. Un destin lumineux, mais aussi tragique, à travers une multitude de personnages : peintres, écrivains, poètes, chansonniers, président de la République. Des existences qui s’entremêlent sous le regard brûlant de Picasso, Mado la muse, et la merveilleuse plume d’Eugène qui – le temps d’un roman – n’ont fait qu’un.

Mado a aujourd’hui 84 ans. Elle est désormais comme le sage qui cache sa vie et répand son esprit. Il m’est arrivé de la croiser lors de rencontres littéraires à Perpignan. J’ignorais tout de son destin exceptionnel. Lorsque Eugène Ébodé l’a aperçu, en l’espace d’un regard, elle lui a donné une inspiration secrète qui n’avait besoin ni d’écriture, ni de mots. Il nous a offert cette biographie romancée riche en rebondissements et sur laquelle nous n’avons pas tout révélé. Puisse le pays catalan lui ouvrir ses bras et son cœur comme il l’a fait pour Mado.

En 1962, devant l’Unesco, Amadou Hampaté Bâ, a prononcé cette phrase désormais célèbre : “Chaque fois qu’un vieillard meurt en Afrique, c’est une bibliothèque qui brûle”. Nous avons un impérieux besoin de nous abreuver à la source de cette sagesse africaine que la collection “Continents Noirs” de Gallimard s’emploie à nous faire découvrir. C’est par le nombre de sages que l’on mesure la valeur d’une “race” ou d’un pays.

Jean-Jacques BEDU
contact@marenostrum.pm

Ebodé, Eugène, “Brûlant était le regard de Picasso”, Gallimard, “Continents noirs”, 14/01/2021, 1 vol, 20,00€. Crédit photographique : Francesca Mantovani © Editions Gallimard.

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