Ariane Bois, Ce pays qu’on appelle vivre, Plon, 12/01/2023, 1 vol. (286 p.), 20,90€
Il est des romans qui semblent renfermer dans leurs pages l’humanité tout entière. Ce pays qu’on appelle vivre est de ceux-là. Ariane Bois signe, avec ce récit historique grandiose, une œuvre mémorielle fascinante, un rempart contre l’oubli destiné à perpétuer la mémoire de ceux qui ont enduré les pires abominations dans le trop méconnu camp des Milles, ancienne usine de tuiles reconvertie, par la France libre, en camp d’internement et de déportation. Cette « antichambre de l’enfer » sert de décor effroyable à ce roman aussi poignant que puissant.
Leonard Stein, dit Leo, est un jeune caricaturiste de presse juif allemand, épris de peinture depuis qu’il a découvert, adolescent, l’œuvre de Kandinsky, un artiste « dégénéré » selon les nazis. Leo « avait plongé dans les rouges, les verts, les formes géométriques. Voilà ce qui le transportait : le beau, de la lumière, de l’inhabituel ». Emprisonné un temps à Dachau pour avoir eu l’audace de croquer dans un journal, par quelques traits de charbon bien sentis, « la bêtise de l’embrigadement de la jeunesse », il fuit l’Allemagne pour combattre le franquisme en Espagne avant de se réfugier à Sanary, dans la douceur méditerranéenne d’une France encore libre. Une France qui, à l’été 40, vient frapper à sa porte au petit matin pour le conduire aux Milles, tout près d’Aix-en-Provence. Il est interné dans ce camp parce qu’il est juif et Allemand : qu’importe qu’il ait lutté de toute son âme contre la folie criminelle du IIIe Reich – contre l’ennemi de la France – ou combattu pour la liberté en Espagne. Son sort est celui d’un simple prisonnier. Coupable d’être étranger dans un pays dont on pressent déjà les relents collaborationnistes, animés par une administration soumise, une bureaucratie qui deviendra génocidaire.
Dès son arrivée dans cet enfer de briques, de poussière et de crasse, Leo n’a qu’une obsession : s’évader. Animé par un inextinguible désir de liberté, il n’a de cesse que de trouver un moyen, légal ou pas, de se soustraire à cette « éclipse de l’humanité ». Mais ses plans échouent tour à tour, le condamnant à la captivité. Il retrouve alors le noir, l’ennui et le désespoir. « Il use sa jeunesse ici, comme les autres, alors que tout son être veut être libre, se battre contre ceux qui confisquent l’Europe pour mieux l’asservir »
Dans le malheur de son internement, Leo retrouve des amis, comme le brigadiste espagnol Lissandro Gomez ou les artistes Franz Hirsch qui « peignait le ressac de la mer » avec tant de talent, Karl Bodek ou Max Lingner. Il y rencontre encore de grandes figures intellectuelles ou artistiques : l’écrivain Franz Hessel, le grand peintre Max Ernst ou les hommes de théâtre Max Schlesinger et Adolphe Siebert. Ensemble, ils font « tout pour échapper à la torpeur des jours qui se ressemblent, à l’inaction qui rend fou ». Alors, dans un réflexe de survie, Leo peint, donne des cours de dessin, s’essaie au théâtre. Il participe aux activités artistiques du camp qui se déroulent dans la pénombre et la promiscuité incommodantes du monstre de briques devenu boulimique. Au fil des mois, « tel un ogre jamais repu », les Milles avale les malheureux raflés par la police de Vichy et régurgite les plus infortunés dans des tombeaux de ferrailles, direction l’Allemagne.
Durant sa détention, alors que le désespoir rode et emporte les âmes, Leo rencontre Marguerite Keller, une volontaire marseillaise du comité d’assistance aux réfugiés aussi solaire que déterminée, dont il tombe amoureux. Dans cette « mer de briques » qui ne lui offre aucun horizon, Leo sait pouvoir compter sur la pugnacité de sa « Margot » pour lui obtenir un visa et fuir l’Europe. Car le temps presse et la captivité le rapproche chaque jour un peu plus de la mort. Margot met tout son amour et sa détermination pour sauver Leo, jusqu’à ce que la situation ne se complique davantage encore avec le déplacement au camp des Milles, à l’été 1942, de Theodor Dannecker, le responsable des affaires juives.
L’officier allemand déplore le nombre trop faible de déportations vers les camps de la mort. « L’ogre allemand réclame sa part de chair ». Des vieillards, des femmes et des enfants viennent alors gonfler les rangs des désœuvrés, avec la complicité active d’une administration française génocidaire. Les Juifs sont « livrés à l’ennemi, sous la direction des gendarmes français, sans aucun Allemand à l’horizon et cela dans l’indifférence générale ». Les mères qui se savent condamnées font l’impossible pour sauver leurs enfants. Bien souvent, avec la complicité de discrets héros qui deviendront des Justes comme le garde Boyer, elles les confient à des inconnus, déchiquetant leurs cœurs avant de s’embarquer dans un voyage sans retour pour l’Allemagne. Elles « murmurent leurs dernières recommandations à leurs enfants. Ce qu’elles leur disent à ce moment-là tient du sacré, de leur testament (…). À leur fils, leur fille, elles font répéter leur prénom, leur nom, celui de leurs parents, pour ne jamais oublier. » Margot et Leo assistent, impuissants, à la barbarie bureaucratique d’une France vendue à l’ennemi, à la bestialité des nazis qui ont « le goût du sang et de l’humiliation », et se promettent de tout faire pour mettre un terme à cette folie.
Avec Ce pays qu’on appelle vivre, Ariane Bois signe un roman exceptionnel qui fera date. Ce récit historique n’est pas seulement une fiction. Il est une digue contre l’oubli et l’indifférence. Pour ne jamais oublier ces années les plus sombres de l’humanité. Pour ne jamais oublier que la barbarie s’est aussi invitée dans la France libre, dans le Midi, sous le soleil provençal et le chant des cigales. Pour ne jamais oublier la passivité coupable, la lâcheté, l’indifférence et la bureaucratie qui, de son imbécillité de papier, a aussi tué. Pour ne jamais accepter la haine. Pour ne plus jamais tolérer l’intolérable. Mais la plus grande force d’Ariane Bois est sans doute de faire émerger, dans cette inhumanité purulente, le beau, l’espoir, la résilience, la résistance, l’amour, l’humain. Et pour cela, nous lui devons un merci.
Chroniqueur : Florian Benoit
NOS PARTENAIRES
Faire un don
Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.