Rédiger une nouvelle biographie romancée de la célèbre Cléopâtre relève du défi. Quel nouveau visage donner à la fameuse reine ? En laissant le lecteur libre d’imaginer certains détails, l’auteur opère le tour de force de réhabiliter le mythe dans sa fonction première.
Qui se cache derrière cette figure mystérieuse magnifiquement incarnée au cinéma par Elisabeth Taylor ? La plus belle femme de l’Antiquité, la sorcière, la déesse, l’égyptienne, la grecque, l’amante effrénée, la mère castratrice, le stratège politique ? Autant de visages parmi lesquels l’auteur nous dispense de choisir :
« Il n’y a pas de vérité. Il y en a d’innombrables. Il y a des hommes et des dieux. Il y a des reines et leurs servantes, des puissants et des pauvres qui tâtonnent dans la nuit du présent et chacun d’eux porte mille désirs, mille histoires qui font la trame de ses jours. Il y a vous et moi et tout ce que nous croyons savoir de ce qu’ils furent, de ce qu’ils firent et nul scribe après nous ne saura jamais qui nous aurons été. »
Le talent de Frédéric Martinez consiste à libérer la biographie des aspects historiques connus pour lui apporter un souffle nouveau. Jouant aussi bien avec les faits, qu’avec les clichés et les anecdotes célèbres comme l’apparition de la jeune Cléopâtre enroulée dans un tapis aux pieds de César, il se situe au-delà de la réalité. Tout au long du récit, l’imagination du lecteur est invitée à se saisir du personnage pour en donner sa propre version. « Il faut nous débrouiller. Il faut débaucher la fée imagination pour donner corps à cette femme dite fatale… »
Dans ce récit, où les éléments de la nature se déchaînent en silence, la chaleur intense de l’Orient rend solaire Cléopâtre. L’eau est son royaume, les crocodiles ses gardiens. Nombreux sont les ingrédients de la tragédie classique : la haute naissance, l’héroïsme, l’honneur, la vengeance, l’amour, la fatalité. Selon la tradition, la trame est divisée en cinq actes :
Acte I. Cléopâtre VII (69 av. JC-31 av. JC), dernière des Ptolémée, dont le nom signifie « qui aime son père » est belle, intelligente et cultivée. Parlant plusieurs langues, elle maîtrise toutes les disciplines enseignées alors à Alexandrie et se délecte des récits d’Homère. Ayant épousé successivement ses deux jeunes frères, elle évince cruellement sa sœur Bérénice pour devenir reine d’Égypte à 17 ans.
Acte II. La rencontre avec César scelle une union politique et sentimentale. Cette idylle ponctuée de conquêtes romaines célébrées dans le faste égyptien les conduira jusqu’à la gloire. La naissance de Césarion donne le jour à un autre projet : l’ambition folle de réunir l’Orient et l’Occident.
Acte III. Pour défier les romains chez eux, il faut être fou. Maîtresse comblée, Cléopâtre suit César à Rome où elle se sait pourtant détestée. Le plaisir est trop grand d’imposer sa puissance et de faire trembler les romains face à l’ambitieux projet élaboré avec leur empereur. Après l’assassinat de celui-ci, Cléopâtre revient en Égypte seule, mais loin de s’avouer vaincue.
Acte IV. La liaison avec Marc Antoine lui offre une nouvelle chance. Plus jeune que son prédécesseur, il est moins sage, plus sanguin, plus brutal, mais – à n’en pas douter – il l’aime. Malgré une période d’éloignement, il parvient à la reconquérir. Malheureusement, personne n’échappe à son destin et la fatalité rattrape les amoureux. Il faut régler les questions de la succession, de l’infidélité, de l’ambition du « petit » Octavien assoiffé de gloire. Un costume trop grand pour Marc Antoine ?
Acte V. Derniers combats, dernières trahisons, derniers subterfuges pour garder le pouvoir. Marc Antoine est victime de sa nature jouisseuse, Cléopâtre de sa cruelle ambition, ce qui attise la haine des troupes d’Octave. L’amour finit par détruire. Après sa terrible défaite à Actium, piégé par son entourage lui annonçant le suicide de la reine, Marc Antoine se tue. Cléopâtre ne se laisse pas voler son destin : elle a préparé la mise en scène de sa mort : elle la veut propre, rapide, digne du dernier pharaon. La prêtresse sait qu’elle n’échappera pas à Anubis ; seul le serpent rendra la fin plus douce. Octavien a gagné la guerre, Cléopâtre la gloire et l’éternité.
Au final, comme tant d’autres, ce personnage historique devient un mythe. Il se nourrit de désirs inavoués, obscurs, se décline selon les époques, les mœurs, les sociétés, sans jamais perdre de son pouvoir de séduction. La fascinante Cléopâtre garde tout son mystère, mais chaque lecteur est libre de se l’approprier. Proposant des pistes, des interprétations, des images, le biographe nous invite à la croisée des chemins où tout est possible pour qui souhaite la rencontrer, cohabiter avec elle, devenir son complice, succomber à son pouvoir de séduction ou détester sa cruauté, éprouver de la pitié à son égard ou finir dans la gueule d’un crocodile…
En 2020, derrière ce nez busqué se cache peut-être une féministe qui a osé se moquer de la virilité de César, de celle de Marc Antoine, et d’Octavien. Certes, elle utilise la première arme à sa disposition : la séduction dans toute sa splendeur. Avec ses bracelets, son khôl et ses philtres, elle fait plier les hommes, ravale leur superbe, et les ramène à leur nature de simples mortels. Même son côté « sorcière », en vogue de nos jours, pourrait convaincre quelques militantes. Féministe, mais mère aussi. Jusqu’où peuvent conduire l’instinct maternel et l’ambition pour sa progéniture ? Au fond, il y a peut-être une Cléopâtre en chacune d’entre nous ; quand nous jetons nos atouts sur la table pour faire plier l’alter ego, quand nous nous jouons du destin, quand nous vénérons la déesse terre.
L’écriture est ferme, sans fioriture, sans pitié, à l’image de l’héroïne. Le couperet tombe entre chaque phrase, la lumière crue d’un nouveau jour se lève à chaque paragraphe. Les chapitres courts aux titres évocateurs, apportent une respiration apaisante à ce récit foisonnant de détails et d’anecdotes.
Le livre refermé, une fois que nous lui avons reconnu sa place dans l’histoire de l’humanité, de la civilisation, de la Méditerranée, de la littérature et du cinéma, une question nous hante : quelle aurait été notre histoire si Cléopâtre et César avaient réalisé le rêve d’Alexandre, en célébrant l’union de l’Orient et de l’Occident ? Libre à chacun de convoquer son imagination…
Marie-José DESCAIRE
Contact@marenostrum.pm
Martinez, Frédéric, « Cléopâtre : la reine sans visage », Passés composés, « Biographies », 04/11/2020, 1 vol. (395 p.), 22,00€.
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