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Correspondance bouleversante entre Blaise Cendrars et son frère

Frédéric-Louis Sauser, Blaise Cendrars – Georges Sauser-Hall, Correspondance 1904-1960, Éditions Zoé, 11/2025, 618 pages, 27€

Des geôles russes aux tranchées de 1915, de la misère noire de New York à la gloire parisienne, tout est là. Cette correspondance monumentale dévoile l’envers du décor : la faim, la guerre, la mutilation et la quête éperdue d’un ancrage. Elle met en lumière le rôle crucial de Georges Sauser-Hall, le frère qui a porté à bout de bras, et de fonds, le génie vacillant de son cadet. Un document exceptionnel qui rend son humanité à un géant de la littérature.

L’exhumation d’un trésor

Le 27 novembre 2009, la maison Christie’s a dispersé le lot 216 de la collection Sauser-Hall, rendant publique une correspondance restée confinée dans les tiroirs d’une famille genevoise durant un siècle. La publication de ce corpus de 431 lettres constitue l’événement biographique qui manquait pour cartographier le continent Cendrars. Le volume, établi avec minutie, impose une révision drastique de la légende. Il substitue à l’image romantique du poète sans filiation l’histoire documentée d’un dialogue fraternel, structurel et financier.

L’ouvrage révèle cependant une asymétrie fondamentale : nous entendons presque exclusivement la voix de Frédéric Sauser (Blaise Cendrars en littérature). Les réponses de Georges, conservées aléatoirement, forment des silences que le lecteur doit combler. Mais cette absence relative accentue le rôle de « paroi » de l’aîné : c’est contre la stabilité de Georges, juriste et universitaire, que viennent rebondir les exaltations et les détresses du cadet. Cette archive démontre que l’œuvre, loin de surgir ex nihilo, s’appuie sur une infrastructure familiale et logistique d’une solidité inattendue.

La genèse du futur Blaise Cendrars

Les années de formation (1904-1912) s’exposent ici comme une comptabilité rigoureuse de la survie et de l’art. Depuis Saint-Pétersbourg ou New York, Freddy Sauser détaille ses lectures compulsives autant que ses dettes. La lettre du 1er et 14 octobre 1911, expédiée depuis la Russie, marque un tournant radical : en confiant une liste de ses manuscrits à Georges avec l’injonction « Tout brûler, voilà le mot d’ordre », le jeune homme liquide son passé pour autoriser l’avènement du poète.

Ce volume passionne par la mise en lumière des conditions matérielles de l’écriture. La création n’est jamais déconnectée des contingences : il faut payer le terme, racheter une montre, financer l’encre. Le poète sollicite son frère, non seulement pour des subsides, mais comme un véritable agent littéraire avant l’heure. À New York, c’est Georges qui arbitre à distance la naissance du nom de plume, validant la terminaison incisive de « Cendrars » (de Braises et de Cendres). Cette correspondance prouve que l’avant-garde se finance : les souscriptions pour La Prose du Transsibérien ou la recherche d’abonnés pour la revue Les Hommes Nouveaux occupent une place centrale dans les échanges, transformant le frère genevois en commanditaire indispensable de la modernité parisienne.

La dialectique du poète et du juriste

Une dialectique s’installe entre l’homme de loi et le hors-la-loi. Georges Sauser-Hall, dont la carrière culmine à la Cour permanente d’arbitrage de La Haye, offre à Blaise un ancrage social et administratif. Le poète utilise cette stabilité pour légitimer ses propres errances. S’il invite Georges à contribuer à ses revues, c’est bien pour ancrer ses tentatives éditoriales dans un sérieux académique. En retour, Georges devient le lecteur critique des premiers travaux, n’hésitant pas à discuter les orientations esthétiques de son cadet.

Le cercle s’ouvre sur Agnès Hall, l’épouse de Georges. Cendrars lui adresse, notamment en 1912, des pages où s’élabore une esthétique plus éthérée, citant Remy de Gourmont ou Schopenhauer pour justifier sa vision du monde. Ces lettres tracent une géographie affective complexe : Freddy y confesse ses déchirements, ses amours pour Hélène ou Félicie, cherchant auprès d’Agnès une validation spirituelle. La mort d’Agnès en 1939 et l’absence apparente de lettres à ce moment-là creusent un trou noir dans le volume, soulignant par le vide l’importance qu’elle occupait dans l’équilibre du poète.

Les cicatrices de l'Histoire et la Main Amie

Les deux guerres mondiales scandent tragiquement cet échange. La césure de 1915 est physique : le 23 novembre, la première lettre de la main gauche arrive à Sceaux. La graphie hésitante, émouvante de maladresse appliquée, marque le début de l’ère de la « main amie ». Cendrars, mutilé, réorganise sa vie autour de cette perte, mais aussi autour de l’aide accrue de Georges pour les démarches de naturalisation ou de pensions. L’archive documente ici la dépendance administrative de l’homme libre face aux institutions.

La Seconde Guerre mondiale assombrit définitivement la tonalité. Si, en 1913, Cendrars se plaignait de « travailler comme un nègre » pour honorer des commandes (lettre 167), l’année 1945 lui impose un silence écrasant. La mort de son fils Rémy, tué au Maroc, provoque un échange de condoléances d’une pudeur terrible. La compassion de Georges répond à la dévastation de Blaise. La fin du volume montre un Cendrars usé, victime d’attaques cérébrales, dictant ses mots à Raymone. Georges, fidèle au poste, continue d’envoyer des mandats et de gérer les affaires, ultime rempart contre le naufrage.

Lire cette correspondance, c’est comprendre que l’œuvre de Cendrars est un édifice à deux architectes. L’un a fourni les mots et le feu, l’autre a assuré les fondations et le toit. Ce livre magnifiquement édité par les éditions Zoé, rétablit Georges Sauser-Hall dans sa juste dimension : celle du gardien du temple, sans qui la légende n’aurait jamais pu s’écrire.

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