Entre 1989 et 2001, chaque samedi soir, l’historien Marc Ferro présenta « Histoire parallèle ». Ceux qui ont eu la chance de suivre cette émission dont « La Sept » (ancêtre de ARTE) prédisait qu’elle ne dépasserait pas trois semaines, découvraient – comme son titre l’indiquait – une histoire parallèle composée d’archives cinématographiques depuis le début de la Seconde Guerre mondiale jusque dans les années 1950. L’originalité résidait dans la confrontation des mêmes faits selon le camp des belligérants, au gré des évènements historiques, en variant de celui des vainqueurs d’un jour aux vaincus du lendemain, et vice-versa. Le pouvoir des images et, à travers le choix des mots : la puissance de la propagande. Avec « De l’autre côté des croisades », on pourrait, de prime abord, imaginer que l’éminent historien Gabriel Martinez-Gros allait se livrer au même exercice, c’est-à-dire confronter l’histoire des Croisades vue par les historiens Francs – celle que nous connaissons et que nous avons tous apprise à l’école – face à celle vécue de l’autre côté de la Méditerranée, et narrée par les historiens musulmans. Il n’en est rien. C’est bien une nouvelle vision de l’histoire de l’empire islamique, doublée d’une réflexion originale et audacieuse, que Gabriel Martinez-Gros nous propose. À l’appui de sa démonstration, et grâce à sa parfaite connaissance de la langue arabe, il convoque deux historiens musulmans : Ibn al-Athir (1160-1233) témoin oculaire des croisades, et le grand érudit et savant Ibn Khaldun (1332-1406), l’un des plus grands penseurs du Moyen-Âge, à nous raconter « leur » version de l’invasion franque. L’originalité de l’ouvrage réside également dans l’invitation de Machiavel. Nous savions que les croisades furent un échec. Surprise, nous apprenons que – dans la chute de l’empire musulman – ces dernières pourraient être considérées comme un épiphénomène, un simple épisode sans conséquence sur le drame qui se jouait à l’est de l’Euphrate. En effet, le péril était ailleurs. Le grand empire islamique à la civilisation déclinante, allait à jamais être brisé par un assaillant aussi inattendu que sanguinaire et qui – aujourd’hui encore – façonne notre destin…
En préambule, si l’on veut mieux appréhender la chute, aussi brutale que son ascension, de l’empire islamique, je conseillerais au lecteur le précédent ouvrage de Gabriel Martinez-Gros, « L’Empire islamique VIIe – XIe siècle« . L’auteur est professeur émérite d’histoire médiévale du monde musulman à l’université de Nanterre. Il me semble que cette lecture est impérieuse – et j’en ferai une critique dans les prochaines semaines – car elle rend bien plus aisée celle de « De l’autre côté des croisades » qui est un ouvrage d’une grande érudition, nécessitant la parfaite connaissance des repères théologiques et historiques inhérents aux premiers siècles de l’islam. D’ailleurs, est-ce l’empire qui fait l’islam, ou l’islam qui a constitué un empire ? De la mort du prophète en 632, jusqu’à la chute de Bagdad en 1258 et des dynasties en ligne directe avec ce dernier, c’est un fabuleux empire qui s’est constitué, faisant subir au Coran des modifications politico-religieuses, à l’époque où l’Occident pouvait – dans cette région du monde – être considéré comme barbare, voire dans le langage des historiens arabes, comme des « Bédouins ».
Pour comprendre l’enjeu des croisades et ce premier choc des civilisations, il faut tenir compte de la démographie respective des deux empires qui vont s’affronter. Avant que ne sévisse la Grande peste, l’Europe triple sa population entre 1000 et 1300, celle de l’empire islamique est stable. Ce sont deux empires de populations sédentaires. La stabilité de l’Empire islamique et sa sédentarisation sont ses points faibles. Son effondrement tient au développement, à la perfection, au raffinement de sa civilisation et surtout à sa division politique (opposition chiites – sunnites), mais avant tout à son désarmement, car – selon l’historien arabe Ibn Khaldun – un empire c’est d’abord une réalité pacifique et désarmée. La civilisation repose sur le paiement de l’impôt qui permet la créativité, mais génère beaucoup de frustrations au sein de certaines populations. Le progrès est inversement proportionnel à la vigueur guerrière. Il faut donc désarmer les Bédouins, sans quoi ils ne payeraient pas l’impôt, et cela crée un déficit militaire et stratégique. Le monde civilisé est de facto un monde désarmé, car il doit payer l’impôt. Les Turcs et les Berbères, qui vont être bien plus dangereux que les Francs, sont en fait des Bédouins révoltés qui finiront – par fascination – à s’assimiler dans un empire en reconstruction. De leur côté, les Francs, qui vont déferler sur une faible partie du vaste territoire ne sont pas assimilables, car ils n’ont aucune fascination pour la civilisation islamique. En fervents héritiers de l’Empire romain, ils ne peuvent se convertir. C’est une des raisons de l’échec des croisades. Elles ne sont pas colonisatrices.
Alors comment sont perçus ces fameux croisés qui répondent aux appels des différents papes pour reconquérir la Terre sainte ? D’une part, du côté oriental, on ne parlera jamais de « Croisés », mais de « Francs » et d’autre part, ils sont considérés comme de simples mercenaires qui viennent à la rescousse de leurs frères byzantins, mais aussi des chiites qui sont en lutte perpétuelle avec les sunnites. N’oublions pas que dans l’empire islamique – et c’est toujours d’actualité – la guerre est avant tout civile et intérieure. Lorsque le Sunnite Saladin reprendra Jérusalem (qui était une ville stratégiquement sans intérêt pour les musulmans), il aura beaucoup plus d’égard pour les Francs que pour leurs alliés Chiites, au rang desquels figurait la célèbre secte des « Assassins » d’Hassan Sabbah. De nos jours, DAESH considère toujours que les Chiites sont les alliés fondamentaux et naturels de l’Occident. Selon les historiens musulmans, les Francs sont regardés comme de simples « pilleurs » et Ibn al-Athir fait un inventaire financier de la prise – ville banale – de Jérusalem. En résumé, accorder aux Croisés la responsabilité de la chute de l’empire islamique est une erreur historique révélée avec brio par Gabriel Martinez-Gros. Lorsque le roi Saint-Louis est capturé, son geôlier, incrédule, lui pose la question : « Pourquoi un homme aussi intelligent que toi a risqué ta vie et ton royaume pour aller dans un pays plein de musulmans et de troupes hostiles ? » « Le roi rit sans répondre » (p 115.) Comment interpréter ce rire, si ce n’est par la lucidité de Saint-Louis devant ces invasions inutiles et sans véritable enjeu, car les reliques de la Passion avaient été achetées à vil prix à Constantinople, donc en Terre chrétienne, ce qui eut même pour effet de détourner les croisades vers les terres grecques et mobiliser de larges forces militaires sur un théâtre d’opérations qui ne gênait en rien les Arabes. Après la mort de Saint-Louis en 1270 à Tunis, les croisades vers l’Orient vont cesser. Les Francs en auront retiré la maîtrise de la Méditerranée, des circuits commerciaux, la Sicile, plus tard l’Espagne, la science musulmane et la culture antique grecque. Un bilan culturel important, mais humainement désastreux, et qui, malgré des pertes non négligeables, va à peine affaiblir l’empire islamique. Deux mondes se referment à jamais l’un sur l’autre. Pour l’islam, le grand drame vient des steppes d’un Orient plus lointain…
À l’est, la Chine est déjà riche de 100 millions d’habitants, soit un quart de l’humanité, et une grande partie de son territoire a été conquis par les cruels Mongols. C’est un autre empire qui ne peut supporter la moindre concurrence. L’empire islamique est celui à abattre. Les Mongols – fascinés par la Chine et donc, à l’instar des Francs, non assimilables – vont alors pratiquer la politique de la « Terre brûlée », et anéantir toute trace d’un autre empire au monde. C’est ce qui va déterminer en 1258 la conquête et la destruction totale de Bagdad, riche de plus de 100 000 habitants, mais déjà en déclin. En effet, contrairement à ce que nous pensons aujourd’hui, le cœur de l’Empire islamique est l’Irak et l’Iran actuels, et non pas la Syrie, la Jordanie, l’Arabie saoudite, l’Égypte… C’est à Bagdad que les Mongols vont frapper, si durement qu’en s’emparant de la ville, ils exterminent les califes chiites abbassides qui étaient les descendants du Prophète et les représentants et l’incarnation de l’unité de l’islam. Toute la population de Bagdad sera massacrée durant 15 à 20 jours. Ils font des pyramides de têtes coupées. La prise de Bagdad par les Mongols est la principale cause de l’effondrement de l’Empire islamique. Il y a dès lors une dislocation idéologique et une disparition du califat, donc des familles directement héritières du Prophète, originaires de La Mecque. Le monde islamique perd à jamais l’unité symbolique et idéologique que représentait l’incarnation de ces grandes familles témoins de la révélation. Pour expliquer cette terrible défaite, l’historien Ibn Khaldun a déclaré : « ce n’est pas eux qui sont forts, c’est nous qui sommes faibles ».
À compter de cette date, l’empire islamique va se fracturer, se « bédouiniser » nous confie l’auteur. Après avoir été pris en étau entre les Francs, les Berbères, les Turcs et les Mongols, il se reconstitue au Caire qui devient à l’ouest, au Moyen-Âge, le centre de la culture de langue arabe et, à l’est en Inde, le centre de la culture de langue persane. La conséquence des invasions mongoles est la coupure du monde islamique en deux parties, d’autant plus que le centre (Bagdad) est désormais désertifié. (Ce n’est pas un hasard si c’est justement sur ce territoire que s’est développé DAESH en y proclamant la capitale de son État.) Les deux extrémités sont très éloignées l’une de l’autre : Le Caire et Delhi. À Delhi l’administration se fait en persan, au Caire elle se fait en arabe. Plus tard Istanbul prendra la place du Caire pour la partie occidentale de l’islam et Delhi deviendra la capitale de l’empire. La partie cairote du monde arabe d’aujourd’hui a cette conscience profonde d’avoir survécu à la catastrophe et, de l’autre côté de l’empire, c’est le Pakistan, l’Inde, l’Iran – malgré l’abaissement et appauvrissement du pays – l’Asie centrale, et la vallée du Gange qui demeurent aux mains des musulmans jusqu’à la conquête britannique à partir du milieu du XVIIIe siècle. Aujourd’hui encore, cette partie « asiatique » est convaincue d’être l’islam, c’est-à-dire une grande civilisation dominante.
Nonobstant, l’auteur pose une bonne question : pourquoi les Mongols n’ont-ils pas poursuivi leur invasion jusqu’en Europe ? Parce ce que cette dernière ne représentait rien dans leur esprit. L’islam était puissant, ce qui n’était pas – aux yeux de ces derniers – le cas de l’Occident romain… Les Mongols se croyaient désormais à la tête du seul empire universel.
En conclusion, que doit-on retenir de cet ouvrage singulier et que je qualifierai de « révolutionnaire », sur notre perception occidentale des croisades en général et de l’islam en particulier ? C’est que le rôle central de l’Occident sur la chute de l’empire islamique est désormais dénié par les nouveaux courants de l’islam, y compris des plus radicaux. Sans pour autant minimiser le rôle des croisés, il y a une forme de rééquilibrage de l’histoire. La lecture de cet ouvrage est impérieuse pour comprendre à la fois l’islam, et l’islamisme moderne. Quant au terme « croisé », on retrouve pour la première fois son utilisation au XIXe siècle, avec la colonisation et la mainmise de l’Occident sur le monde musulman. C’est à partir des « Frères musulmans », en 1930, que le mot « croisé » devient populaire. On cesse de parler de « Franc ». Durant un temps, pour une frange du nationalisme arabe, le mot « croisade » devient l’élément le plus important de l’histoire de l’islam. Étonnamment, les salafistes en sont plutôt éloignés, car ils ressuscitent les conflits propres au monde musulman. Demeurent encore donc deux islamismes, celui pour lequel l’ennemi est l’Occident et les croisades (c’est la Turquie du président Erdogan), et un islamisme obnubilé par les sources propres à son histoire, et qui a en fait précipité sa chute : la haine multiséculaire entre Chiites et Sunnites. Le véritable ennemi est toujours celui de l’intérieur…
Martinez-Gros, Gabriel, « De l’autre côté des croisades : l’islam entre croisés et Mongols : XIe-XIIIe siècle », Passés composés, 20/01/2021, 1 vol. (300 p.-8 pl.), 23,00€
Éliane BEDU
contact@marenostrum.pm
Retrouver cet ouvrage chez votre LIBRAIRE indépendant et sur le site de L’EDITEUR
Faire un don
Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.