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Jean-Luc Aribaud, EN cela, Abordo, 23/10/2023, 1 vol. (83 p.), 15€.

C’est faire insulte au poète que de parler après lui. Du moins, est-ce prendre le risque de se montrer bien présomptueux. Surtout lorsqu’il s’agit d’un orfèvre dans l’art de renouveler les mots, d’en percuter le sens pour en faire jaillir une réalité brute, corrosive, qu’on ne présumait pas, et l’esprit d’inconnu qui se déploie derrière elle. Ajoute-t-on un encorbellement de papier à la façade d’une cathédrale ? Fait-on hurler la sirène une fois que le réveil a sonné ? Car le recueil dont il s’agit ici tient tout à la fois du travail d’architecte et de l’éveil que sa contemplation provoque pour le discours englué dans ses propres conventions. C’est dire si nous mesurons la difficulté d’y ajouter quelque chose qui ne verse pas de nouveau dans le sommeil, dans l’irrésistible paresse des propos convenus et des métaphores usées dont Borges en d’autres temps a si bien su parler (Histoire de l’infamie, histoire de l’éternité, 1971).

À l’heure où la poésie, si peu lue, ne donne prise au débat public que par d’absurdes polémiques, il importe pourtant de rappeler l’existence de poètes qui tracent leur chemin avec ténacité et patience, qui cisèlent une œuvre pleine d’humilité et qui pourtant éclate dans le retentissant silence des mots, dans un mutisme terré au fond de leur vacarme. Jean-Luc Aribaud est de ceux-là. En plus de vingt recueils, plusieurs fois primés, il a tracé un sillon neuf au soc de sa plume et à chacune de ses avancées, à chacune de ses percées, c’est à la fois des retrouvailles, une familiarité avec sa façon singulière d’écrire, et la surprise, le choc, l’effarement. On ne lit pas Aribaud pour faire le plein de joliesses décoratives ou de citations pour effets rhétoriques. Il ne nous en laisse pas le temps. Au détour d’une de ces collisions verbales dont il a le secret, à la pointe d’une de ses virgules, à l’espace blanc qui suit un précipité de sens, on demeure transi, estomaqué. On redécouvre chacun pour soi et avec lui ce qui se tient là et au-delà. On se trouve confronté à cette immensité brute, omniprésente, première, que masque l’écran fumigène d’une langue qu’on manie, mais qu’on ne sait pas ou qu’on ne sait plus. On est face à cela qui est au cœur de son livre, cela au centre de tout et partout, cela d’abord en nous, en amont de nous, avant même la pensée. Oserions-nous dire qu’il rejoint par la force de l’impensé poétique ce que l’Inde par d’autres chemins a énoncé dans ses Upanishads ? Tat twam asi : « Tu es cela. »

En lisant ses textes aux couleurs minérales, rugueuses, organiques, pourquoi avons-nous le sentiment d’entrer par une opération religieuse dans un monde des commencements, un univers de densité charnelle et d’esprit concentré et retenu ? Peut-être parce que le sacré découpe l’espace et le temps profanes pour en faire surgir l’invisible et que le travail d’Aribaud a quelque chose à voir avec cette entreprise. Il démonte le sens commun du langage pour en exprimer l’indicible. Et ex-primer chez lui, cela va sans dire. Cela va sans phrases. Cela va sans affèteries. Il fait parler la langue sans la faire chanter. Il ne lui extorque rien, il la torpille. Et parfois un rien lui suffit. La coque surfaite des mots est fine pellicule de glace. Un silence la brise, une fusée la fait fondre et tout alliage est évocateur à qui sait le trouver. En cela est l’art de la puissance nominale, l’énergie d’un langage dans ses conditions normales d’utilisation. Quelles conditions ? Un pouvoir de désignation toujours neuf, toujours surprenant, toujours renversant, et qui réveille en révélant ce qu’il cherche à désigner. « Je veux dire verbe et âme du verbe/dans la fosse commune du temps« .

C’est peut-être cela le propos ultime de la littérature : creuser profond. Creuser jusqu’à l’âme, jusqu’à l’os. « Aux bords des chairs irisées/au bord des âmes en alerte/entre deux sphères/entre deux langues/qui m’effacent et puis m’inventent. » Se battre avec ce qui ne peut être dit, que la langue même empêche de formuler et l’exprimer malgré tout. Oui, c’est peut-être cela être un bon poète. « Pas plus utile à l’État qu’un bon joueur de quilles« , comme eût dit Malherbe. Mais précieux, infiniment précieux pour l’humanité.

Image de Chroniqueur : Philippe Ségur

Chroniqueur : Philippe Ségur

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