Professeur de littérature et de cinéma, spécialiste de Baudelaire et de Benjamin Fondane, Ioan Pop-Curseu signe un ouvrage d’une grande richesse, qui croise les disciplines pour interroger la représentation de la sorcière dans le monde occidental, et se clôt par une série d’annexes consacrées à des spectacles de théâtre dans sa ville. Ce texte constitue le prolongement de sa deuxième thèse, Magie et sorcellerie dans la culture roumaine, et d’un autre ouvrage, L’Iconographie de la sorcellerie dans l’art religieux roumain. Essai d’anthropologie visuelle, en collaboration avec son épouse, Stefana Pop-Curseu, universitaire et directrice artistique du théâtre de Cluj. Études comparatives sur la sorcellerie a été écrit directement en français.
Ce livre passionnant s’articule autour de deux grandes figures de sorcières, Circé l’enchanteresse et Médée l’infanticide, dont on retrouve certains traits dans des personnages de contes, témoignant d’une circulation des motifs. Pour Ioan Pop-Curseu, la question de l’image s’avère essentielle et fédératrice, car « elle permet de penser à la fois les aspects anthropologiques et les aspects artistiques de la sorcellerie. » Il englobe dans ce concept d’image les textes littéraires, où abondent les figures de rhétorique, et qui construisent des représentations visuelles capables de migrer vers d’autres formes d’art. Le livre est construit en deux parties qui renvoient à deux aspects de la figure de la sorcière, Eros, la première, consacrée au principe de plaisir, Thanatos, la seconde, évoquant la pulsion de mort. La magie et la sorcellerie ont en effet visent « à se faire aimer ou à faire mourir, mais aussi à transcender la mort et la maîtriser, à percer les secrets de la vie dans l’au-delà. »
Dans un premier temps, Ioan Pop-Curseu s’interroge sur la représentation du corps des sorcières, oscillant entre horreur et beauté, à partir de la célébration de la plastique de Circé et des propos du poète latin Horace sur la laideur des sorcières. Puis il s’attache à analyser les figurations de la Renaissance, et du baroque jusqu’au XIXe siècle, mais aussi le cinéma, péplums, séries télévisées, avant de se centrer sur cette opposition entre laideur et beauté que l’on retrouve dans le 7 è art. Son travail de recherche se fonde sur une méthodologie critique et plus particulièrement sur l’apport de la psychanalyse à ces questions.
Le second chapitre du livre se concentre sur le motif des actes sexuels avec le diable, comme on en trouve dans les fresques roumaines ou certains films des origines (Häxan, La sorcellerie à travers les âges, de Benjamin Christensen), jusqu’à nos jours (Rosemary’s Baby, de Roman Polanski). Dans les films analysés, on constate l’émergence de certains éléments significatifs, actes sexuels avec le diable, traumas, problèmes avec parents, reprise du vocabulaire clinique de l’hystérie, que l’auteur du livre examine à l’aune des textes de théologiens comme Saint Thomas d’Aquin, Pierre de Lancre ou de praticiens comme de M. de Saint André, médecin personnel de Louis XV, mais surtout des études sur la démonologie et des écrits de Freud, qui lui permettent de les réinterpréter. Il se focalise ensuite sur la sorcellerie et les images vers le milieu du XIXe siècle, au moment où apparaissent deux courants culturels contradictoires, avec d’une part la montée du rationalisme et du positivisme et de l’autre, des formes diverses de magie d’inspiration platonicienne, comme les travaux d’Allan Kardec et Eliphas Levi qui ont inspiré la littérature romantique et post-romantique. Ioan Pop-Curseu en cherche des traces dans les contes fantastiques de Villiers de L’Isle-Adam ou ceux de Théophile Gautier, La morte amoureuse, 1836, Jettatura, 1856-57, Avatar, de la même époque, ou Spirite. Il constate que cette veine a également nourri les films de vampires et de fantômes, depuis Méliès jusqu’à Poltergeist de Tobe Hooper, 1982.
Dans la seconde partie du livre, intitulée Thanatos (Catharsis) Médée, l’auteur du livre aborde la question des meurtres rituels d’enfants dans les traités de démonologie. Il interroge le stéréotype de l’infanticide présumé au cours du sabbat, en tentant d’éclaircir les fondements de ce motif, par le recours à l’anthropologie, les études culturelles ou la littérature comparée. Il se réfère à certains textes sur la magie, publiés au cours du XVIe et XVIIe siècle, de Jean Bodin, qui, puisant dans les tragédies d’Euripide ou de Sénèque, cite souvent Médée pour justifier ce motif de l’infanticide. L’auteur du livre étudie également les textes d’Henri Boguet et Jean Wier, constatant que ce dernier manifeste un scepticisme et une ouverture d’esprit beaucoup plus grands que les autres au sujet de cette croyance, à laquelle ils adhèrent. Les analyses croisées qu’opère Ioan Pop-Curseu lui permettent d’identifier deux sources principales à ce phénomène : d’une part, la peur de l’autre, qui touche les sociétés occidentales de l’époque moderne, de l’autre, la pathologie mélancolique, déjà présente dans les traités antiques de médecine, mais aussi à la Renaissance et l’âge baroque. Dans le chapitre suivant, il creuse cette question de l’infanticide en interrogeant les stratégies de représentation artistique qui le prennent pour thème, à travers deux cas de figure : le sacrifice d’enfants qui entre dans la composition des potions réalisées par les sorcières, dans un but de contrôle et de pouvoir et la représentation d’un enfant monstrueux, fruit de la copulation avec le diable ou un être surnaturel. Quel que soit le contexte, l’enfant est ressenti comme une figure apocalyptique, messager de fin du monde. Enfin, pour mieux comprendre ce thème de l’infanticide, l’auteur, qui a d’abord analysé le motif dans des textes littéraires, comme les pièces de Shakespeare ou de Michel de Ghelderode se penche sur la figure historique de Gilles de Rais. Mais c’est surtout le cinéma qui offre de nouvelles déclinaisons du thème, qu’il s’agisse de Häxan, de Benjamin Christensen, de The Devil rides out, de Terence Fisher, de La Endemoniada. El poder de las tinieblas, 1975, d’Amando de Ossorio, qui va beaucoup plus loin qu’une simple transcription de l’Exorciste de William Friedkin, 1973, ou encore Art of the Devil, de Thanit Jitnukul, 2004.
Ioan Pop-Curseu consacre ensuite un chapitre entier à la manière dont Hansel et Gretel, le conte des frères Grimm, a investi le 7 è art et suscité des œuvres relevant de genres variés, tels que la féerie, la fantasy, le film d’horreur, ou d’érotisme. En se fondant sur les recherches de Jack Zipes et Don Tresca sur le sujet, l’auteur tente d’approfondir la question en ajoutant une vingtaine de films au corpus de ses prédécesseurs, et en proposant de nouvelles approches critiques. Il met en évidence les éléments qui constituent le noyau du récit comme les relations familiales, la maison de pain d’épices, la sorcière, le cannibalisme et le désir, en s’appuyant sur la théorie du conte de Vladimir Propp et la psychanalyse. Les films qui constituent l’objet de son étude, d’origines très différentes, ne sont pas toujours sélectionnés pour leurs qualités artistiques (certains s’avérant kitsch ou mièvres) mais pour la signification dont ils sont porteurs (fidélité au thème originel, manipulation du sens, expression du désir, etc.). Ils permettent de cerner la récurrence et les variations des motifs. Ils font aussi parfois appel à des citations, des allusions, des réminiscences que l’interprète se doit de décrypter.
Pour finir, le livre de Ioan Pop-Curseu analyse l’œuvre de Dario Argento, dans laquelle apparaît, de manière obsessionnelle, la figure de la mère-sorcière, en se référant, à nouveau, à la psychanalyse, une piste dictée par les multiples allusions à Freud dans l’autobiographie du réalisateur, Fear, publiée en 2014. Les mères criminelles qui hantent les films d’Argento témoignent de sa difficulté à composer avec l’imago maternelle. Les incarnations les plus saisissantes de cette monstruosité résident dans sa fameuse trilogie, Suspiria, 1977, Inferno, 1980, La terza Madre, 2007. Le personnage de la mère-sorcière qui traverse son œuvre trouve sa source dans les contes de fées et le décadentisme littéraire fin-de-siècle.
Avec beaucoup de clarté et d’érudition, Ioan Pop-Curseu revisite l’image de la sorcellerie, en se servant de la psychanalyse pour étayer ses propos. Il passe avec aisance des traités de théologie ou de démonologie à la littérature ou à l’art. La richesse de ses analyses vient de la pluralité des grilles de lecture, mais aussi de l’étendue de son corpus, réparti de façon binaire entre deux grands axes, qui ne sélectionne pas que des chefs-d’œuvre mais des textes mineurs pour construire du sens. Un livre aussi passionnant que stimulant, écrit dans un français dont il maîtrise parfaitement les nuances, qui permet d’envisager la magie et la sorcellerie selon de nouvelles perspectives, sans négliger l’étude en profondeur des sources.
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