Frédéric Paulin, Nul ennemi comme un frère (1975-1983), Agullo, 22/08/2024, 456 pages, 23,50€
Cet article est paru sur le site de Mondafrique le 22/10/2024
Nul ennemi comme un frère n’est pas un simple roman de guerre. C’est une œuvre polyphonique qui se déploie au rythme des explosions, des rafales et des deuils, mais aussi des silences, des mensonges et des compromissions. Frédéric Paulin adopte une approche quasi-documentaire, alliant la véracité des faits à la sensibilité littéraire, ancrant son récit dans la réalité historique de la guerre du Liban. Mais la force du roman réside surtout dans la manière dont il parvient à insuffler une dimension intime, humaine, à ce conflit fratricide. Il s’agit de dévoiler les mécanismes qui poussent des voisins, des frères, à s’entretuer. Le Liban au bord du gouffre, sous sa plume – sèche et tranchante, recréant les ambiances avec une économie de mots – devient le théâtre d’une tragédie universelle où s’entrechoquent les grands enjeux de l’histoire : religion, politique, identité et destinée collective et individuelle.
Les fractures communautaires et la genèse du conflit
Nul ennemi comme un frère s’ouvre sur un paysage libanais déjà gangrené par des fractures profondes. Dès les premières pages, Frédéric Paulin plante le décor d’une société où l’appartenance communautaire dicte le cours des vies, des amitiés et des haines : « Ô mon frère chrétien, ô mon ami druze, ô mon voisin sunnite ou chiite, ô mon hôte palestinien, vois ce pays qui est le tien » Cette invocation, à la fois tendre et désespérée, préfigure le déchirement à venir, la guerre civile qui transformera des frères en ennemis.
Combien il est difficile – dans l’épineuse question libanaise – d’explorer avec minutie la complexité du conflit, en évitant tout manichéisme, sans se contenter d’opposer des blocs homogènes. Au sein de chaque communauté – chrétienne, musulmane, druze, palestinienne – se dessinent des tensions, des alliances changeantes, des rivalités. « Car la plaine de la Bekaa est à l’image du pays : un mélange communautaire et confessionnel de gens nés au Liban ou venus de l’étranger. (…) Des gens qui espéraient vivre en bonne intelligence, en fraternité. » Ce mélange, autrefois source de richesse et de dynamisme, devient sous la pression des événements, un terreau fertile pour la violence. Les Phalanges chrétiennes, les milices chiites, l’OLP : tous se disputent alors le contrôle du pays.
L’influence des puissances étrangères est omniprésente. La Syrie, avec ses ambitions hégémoniques, est dépeinte comme un acteur majeur de la déstabilisation. Israël, sous prétexte de lutter contre le terrorisme palestinien, poursuit déjà un agenda caché (« Et pour les Israéliens, il s’agit de protéger leur frontière nord et d’écraser les Palestiniens »). Le lecteur est projeté au cœur des tractations secrètes entre le manipulateur Ariel Sharon et les représentants des milices libanaises, où se fomentent les alliances contre-nature. L’arrivée au Liban de la Force Multinationale n’apaisera rien. Elle servira au contraire d’étincelle, révélant l’impuissance et parfois même la complicité des grandes puissances, et accouchera des tragédies impensables et impardonnables de Sabra et Chatila. (Il est toutefois regrettable que ne soit pas évoqué dans cet ouvrage le massacre de Damour perpétré par l’OLP à l’encontre des chrétiens maronites)
Toute la force du romancier est de disséquer avec une précision chirurgicale le pays du Cèdre devenu terre d’affrontements où s’engrènent croyances, trafics et intérêts politiques. Il révèle l’envers d’un monde où le commerce, autrefois symbole d’une coexistence pacifique et prospère pour la communauté chrétienne, est perverti par des alliances impies. L’argent n’a plus d’odeur, ni de religion ; il coule à flots, nourrissant la machine infernale du conflit. Qu’importent alors pour certains, les nouvelles élites, l’idéal d’un Liban pluriel, remplacé par la soif du pouvoir et les ambitions personnelles. Michel, le fils « français » du notable chrétien, pris dans les filets d’un système immaîtrisable, incarne cette mutation, aveugle aux compromissions qui l’entraînent loin de l’héritage paternel. Dans les salons feutrés parisiens, lors de ces « petits conciliabules » où se trame l’avenir politique, se joue en écho la tragédie libanaise. L’espoir d’une justice incarnée par François Mitterrand se heurte à la dure réalité d’une guerre nourrie par les appétits de toutes parts. Ainsi, l’auteur nous confronte à la faillite des idéaux, broyés par la barbarie humaine que les religieux de tout temps peinent à endiguer.
Les frères Nada : une tragédie familiale
La famille Nada, microcosme d’un Liban déchiré, illustre l’impact dévastateur de la guerre sur les liens les plus intimes. Nassim, le père, hanté par la nostalgie d’un passé pluriel, observe impuissant l’effondrement de ses illusions : « Il avait même des amis sunnites et chiites, des gens avec qui il travaillait en bonne entente. » Ses fils, reflets des fractures communautaires, incarnent des choix de vie irréconciliables. Exilé à Paris, Michel est un homme en suspens, tiraillé entre deux mondes. L’héritage familial, le poids du Liban, s’opposent à l’attrait de l’Occident, à ses aspirations nouvelles. Il cherche un équilibre impossible, une réconciliation intérieure jamais atteinte. Une liaison amoureuse, fragile et ambiguë, devient son refuge précaire, reflet de ses propres incertitudes. Il se laisse séduire par le cynisme ambiant du RPR, par ce projet politique qu’il juge absurde et indéfendable. Il trahira ainsi, malgré lui, une loyauté dont l’importance le liera à son ancien amour plus violemment par un attentat qu’aucune idiotie ne justifiera jamais.
Édouard, le soldat, est un homme pragmatique, endurci par des années de guerre et de tensions. Fasciné par la force de Bachir Gemayel, il en adopte la rhétorique brutale et absolue, prêt à tout sacrifier, y compris ses liens familiaux. Sa vision de la violence devient presque mystique : un mal nécessaire, un dernier recours, un « Dieu de guerre » auquel il se soumet sans hésitation. Il s’enfonce dans un cycle de haine et de destruction qui le dépasse et l’enferme. Prisonnier de sa propre radicalisation, il ne voit plus que le chemin du sang comme unique voie de rédemption. Et, dans cette spirale infernale, il devient l’instrument docile d’une cause qui le dépasse. Là où la raison abdique, Édouard se convainc que seul le chaos apportera la paix, ignorant que cette quête pourrait le mener à perdre tout ce qu’il tente de protéger.
Charles, le plus jeune des frères Nada, est emporté par l’arrogance de la jeunesse et la soif de prouver sa bravoure. À peine adulte, il se jette dans la violence avec une énergie désespérée, cherchant à se montrer digne de ses aînés. Pour lui, la guerre est un terrain de jeu dangereux, un rite d’initiation où chaque balle tirée est un défi lancé au destin. Aveuglé par son désir de reconnaissance, il ne comprend pas que cette quête de gloire pourrait bien le mener à sa propre perte. Sa soif de vengeance dénuée d’empathie est le symptôme d’un Liban au bord de la folie, où l’humanité s’efface derrière le masque du bourreau.
Écrire la guerre, exorciser la mémoire
Nul ennemi comme un frère dépasse le cadre du simple récit de guerre. Frédéric Paulin interroge le rôle de l’écrivain, son devoir de mémoire face à l’indicible. « Et si raconter ma propre vie suppose que je vide ma mémoire sans crainte de réveiller d’anciennes douleurs, raconter celle des autres exige le secours de l’imagination », confie Alexandre Najjar que cite l’auteur en exergue.
Cette œuvre est une plongée au cœur des ténèbres, une tentative pour donner sens au chaos, pour exorciser les fantômes d’un passé qui refuse de se taire. La guerre du Liban, avec ses enchevêtrements politico-religieux, devient le symbole d’une tragédie universelle, une mise en abyme des conflits qui déchirent l’humanité. Frédéric Paulin, en entremêlant la grande Histoire aux destins individuels, nous livre une vérité qui transcende les faits, une vérité humaine, crue, douloureuse.
La France, puissance tutélaire déchue, erre dans les décombres du Liban. Kellermann et ses collègues diplomates, hantent les couloirs de l’ambassade ou arpentent les ruines de Beyrouth. Leurs regards témoignent de l’impuissance des grandes nations, de leurs cyniques calculs. L’attentat contre l’ambassade, le massacre des camps, révèlent l’échec de la diplomatie. Les tractations internationales sont un marché de dupes. Qui oserait parler de dignité ? Des vies sont brisées, condamnées à l’errance. Les soldats français, la terrible nuit du massacre de Sabra et Chatila en septembre 1982, n’ont pas agi en anges sauveurs. Ils ont fermé les yeux. Non pour l’honneur, non pour la patrie, mais pour se laver l’âme, peut-être. Pour tenter d’oublier les horreurs, pour exorciser la barbarie ambiante qu’est devenu le Liban. Leurs idéaux s’effondrent. Leur vision d’un monde nouveau, d’un Liban pacifié, se heurte à une réalité impitoyable. Un ordre nouveau, porté par une obscure prophétie, se profile à l’horizon. Il ne s’impose pas, ni aujourd’hui, ni demain. Cette tragédie, c’est celle de l’inutilité des sacrifices, de la trahison des principes. Le récit de Frédéric Paulin dénonce le mensonge, l’oubli orchestré par ceux qui devraient porter la lumière. Les « traîtres » s’afficheront fièrement, promesses creuses à la bouche, sans jamais payer le prix de leur compromission. Il n’y aura pas de rédemption. Pas dans ce Liban dévasté. Pas dans ce monde où le bien et le mal s’emmêlent jusqu’à l’absurde, au nom d’une paix ou d’une guerre qui leur est impossible à départager.
L’écriture devient alors un acte de résistance, une manière de lutter contre l’oubli. Frédéric Paulin, en donnant une voix aux victimes, en restituant la complexité du conflit, nous offre une œuvre puissante et nécessaire. Ce n’est pas un réquisitoire, mais une tentative, désespérée peut-être, de donner sens à l’horreur, pour « que le sang ne reste pas impuni ».
La réconciliation impossible
Nul ennemi comme un frère est un miroir brisé tendu à notre humanité, un cri de douleur face à l’absurdité de la guerre. Il laisse lecteur hébété, partagé entre la colère et l’impuissance, face à l’inextricable complexité d’un conflit fratricide où les frontières entre bourreaux et victimes s’effacent. Frédéric Paulin, avec une maîtrise et une justesse rare, nous plonge dans les abysses d’un conflit qui consume le Liban, et par extension, le monde. Il ne s’agit pas ici de délivrer un message d’espoir, mais de confronter le lecteur à la dure réalité d’une tragédie humaine dont les blessures ne se referment jamais. La vision du romancier est sans concession : le Liban, terre de paradoxes et de déchirures, devient le symbole de toutes les guerres intestines, de ces fractures communautaires qui fracturent également les âmes, mais aussi celui du naufrage moral et des vaines promesses de la France.
La parution de ce premier tome d’un triptyque annoncé prend un écho particulier alors que le Liban se trouve à nouveau plongé dans les affres d’un conflit dévastateur, démontrant avec force que la racine des conflits d’aujourd’hui plongent dans l’histoire tourmentée du pays. Nul ennemi comme un frère, par sa puissance narrative et sa réflexion sur la violence et la mémoire, nous offre un outil précieux pour décrypter les dynamiques explosives qui continuent de ravager ce pays. Ce roman, plaidoyer contre l’oubli, est une œuvre dont l’actualité résonne plus que jamais. Nonobstant, il s’agit d’un ouvrage personnel sur une guerre difficilement décryptable par les acteurs eux-mêmes, et surtout par ceux qui l’ont subie. Un enchevêtrement de responsabilités, de choix tragiques ; un réseau complexe de trahisons et d’alliances instables. L’attente pour les deux prochains tomes est à la hauteur de l’émotion et de la réflexion suscitées par cette première partie : immense.
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