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Pour les enfants de la guerre, la paix n’en est parfois qu’une inexorable continuation. Ainsi en va-t-il pour Sarah Kassab, née en Syrie, au sein d’une famille francophile. Elle a six ans en 2011 quand éclatent les premiers troubles, les premières répressions, qu’avec la pudeur du déni, on qualifie alors « d’événements ». Pour la fillette, c’est la fin d’une enfance insouciante. Lorsque ses parents osent les mots de guerre civile, il est trop tard. Trop tard pour fuir, trop tard pour agir. Ce à quoi nul ne voulait croire est advenu. Un premier drame – la disparition d’un petit-cousin, la mutilation d’un autre au cours d’un bombardement – ouvre les yeux de la mère. Universitaire, elle profite d’un contact avec le premier secrétaire de l’ambassade de France à Damas pour monnayer des informations stratégiques. Son époux, ingénieur dans un laboratoire de recherche impliqué dans le développement des armes chimiques pour le gouvernement de Bachar el-Assad, se sent piégé par un régime impitoyable qui, pour survivre, n’hésite pas à détruire ceux qui le menacent de défection. Il faudra la mort de leur fils dans une attaque au gaz sarin pour qu’il se décide à travailler pour le Renseignement français. En échange, Sarah et sa mère sont exfiltrées vers la France et leur disparition maquillée en enlèvement par un groupe terroriste. Le père les rejoint quelques mois plus tard sous couvert d’une fausse arrestation à Beyrouth.

Installée dans un modeste appartement à Asnières, la famille Kassab panse ses plaies et commence une nouvelle vie, confiante dans le pays qui l’accueille, dont elle partage la culture et qui lui offre une seconde chance. Mais pour Sarah, meurtrie par la disparition de son frère, Le Havre devient vite une terre de naufrage. Souffre-douleur des élèves de l’école, en butte à un ostracisme et un harcèlement moral quotidiens, elle cherche du réconfort sur les réseaux sociaux. Elle n’y retrouve que la haine ordinaire de ses persécuteurs. Ses parents, trop absorbés par leur propre intégration et le sentiment de leur dette envers la France, ne s’aperçoivent de rien. Leur fille, soumise à d’incessantes humiliations, entame alors un long parcours de souffrance qui va la conduire à la prostitution juvénile dans les toilettes du collège, puis aux marges d’un activisme militant tenté par l’éco-terrorisme. Pour cette adolescente déracinée, trop tôt arrachée à l’enfance et à laquelle est refusée jusqu’à la consolation de nouvelles attaches, le goût de la paix aura « cette épaisseur sucrée, écœurante des terres brûlées, mêlées de poudres ».

Après un premier roman plein d’humour (Sonnante et titubante, Balland, 2019) où un musicien de rock sans succès voyait sa vie marginale bouleversée par un gain colossal au loto, Florian Benoit change de registre avec ce destin singulier d’une fille de réfugiés, doublé d’un tableau saisissant de la guerre en Syrie et des méthodes de la DGSE pour y recruter des sources. Là n’est pas cependant le seul intérêt de ce livre, car celui-ci mène subtilement le lecteur du terrorisme d’État au terrorisme adolescent sans rien céder aux lieux communs de l’époque. La radicalisation à laquelle succombe Sarah, par exemple, n’est pas celle à laquelle on s’attend, mais celle que la société techno-industrielle commence à secréter contre elle-même. Grâce à cet habile déplacement vers la question écologique, l’auteur pointe les ressorts intimes d’une révolte née d’un manque d’amour, qui, par décompensation, peut devenir extrême. Cette lucidité du propos évite à l’auteur le cliché de la résilience, ce gadget normatif du psychologiquement correct. Non, tout le monde ne peut pas être résilient. Et nul d’ailleurs ne saurait y être tenu, puisque pour certains, ce n’est pas une option. Dans un style alerte et dépouillé, Florian Benoit nous le rappelle sans pathos, sans moralisme, avec une justesse de ton qui confine à la force de frappe.

Philippe SÉGUR
contact@marenostrum.pm

Benoît, Florian, « Gehanna : une guerre en Syrie », L’Harmattan, « Ecritures », 24/02/2021, 1 vol. (168 p.), 17,50€

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