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Olivier Guez, Mesopotamia, Grasset, 14/08/2024, 416p. 23€.

Il en va de certains livres comme de certains voyages… Tant de découvertes, de senteurs, et d’approches. De destins incroyables. A la limite du vraisemblable. Ainsi de Gertrude Bell que notre auteur Olivier Guez est allé chercher loin dans les malles de l’oubli, la poussière du temps… le temps long, historique auquel s’accote le nôtre, un temps limité, cent ans, quatre-vingt-dix, c’est selon. Tour à tour portée par sa curiosité, son intelligence, et ses rêves, sans compter l’amour de Hugh son père ; l’exploratrice Gertrude Bell va être propulsée au plus haut sommet de l’empire britannique qui s’attelle, d’une main de fer, à redessiner le Moyen-Orient : “Ce maelström de tribus, obscur, indéchiffrable. La Mésopotamie en compte cent cinquante, fractionnées en deux mille clans, divisés en maisons, comptant des centaines, voire des milliers de membres. Les tribus se rassemblent en confédérations. Comme elles se déplacent constamment, les frontières invisibles de leurs territoires sont insaisissables.”  – Nous sommes en 1916 à Bassora, le pétrole flambe en 1918 à Bagdad, en 1920 dans le Moyen Euphrate, la Mésopotamie est sens dessus dessous, la révolte des Bédouins contre les Britanniques met le feu aux poudres. Thomas Edward Lawrence, le génie des lieux, mènera la révolte des Arabes et “La prise d’Aqaba ouvrira la voie de la Palestine à l’armée du général Allenby : Lawrence fut promu major et proposé à l’ordre du Bain. Les Arabes l’adoraient…” Sir Percy Cox, l’administrateur anglo-indien charge John Philby et Gertrude de former un nouveau gouvernement provisoire. En 1921, Mademoiselle Bell organise le premier gouvernement irakien, nomme les ministres. “La mission était d’autant plus galvanisante qu’elle la pilotait au quotidien.” Les ministres sont choisis dans la minorité sunnite. “Ils avançaient à grandes enjambées vers la création d’un Etat arabe moderne sous bouclier britannique.” Au Caire, la Mésopotamie sera renommée l’Irak.

Le portrait

Mais nous n’allons pas descendre uniquement les fleuves, suivre les vaticinations de Gertrude Bell que l’écrivain retrace au travers des soubresauts de l’Histoire. Nous l’aurons appris certes. Gertrude Bell, ayant passé son enfance à Rounton Grange, quittera l’Angleterre pour effectuer des fouilles. Elle peaufinera son travail d’archéologue via ses voyages en Grèce, à Rome, à Pétra. Prospectera les églises à Konya en Turquie. C’est une archéologue fort aguerrie et fort passionnée. L’auteur relate son enfance, sa formation – elle suivra des études à Oxford. En lui forgeant une véritable dimension romanesque en regard de ses découvertes, ses désirs, ses voyages, ses amours perdus, il façonne au fil des pages une figure frondeuse. Comme tant de femmes et d’hommes de sa génération, elle est vouée à servir la couronne. C’est une politique certes, mais c’est aussi une littéraire. Les récits dont elle s’abreuve qui nous peignent un Orient romantique, exotique, famélique, la transportent. Rudyard Kipling sait nommer ces hommes expérimentés, “à pied d’œuvre en Mésopotamie, (…) arrachée de haute lutte, telles les légions de Trajan, dix-huit siècles plut tôt.” Gertrude emporte Hamlet dans le désert, s’étourdit dans les Hauts du Hurlevent, mais aussi les religieux comme Saint-Paul, le merveilleux Hafez. Bref, toute une littérature enracinée dans notre Europe victorieuse certes, qui enfle nos rêves et nos désirs, mais qui s’arrête aux portes du désert.

De l’histoire à l’Histoire

Néanmoins, par-delà les influences littéraires, religieuses, politiques qui nous policent/polissent, – l’empire britannique above all – la question qui s’impose et qui traverse ce roman si fouillé, si complexe via à la recension et l’articulation des événements clés d’une telle période, telle une vague de fond qui le fend de part en part, pourrait se formuler ainsi. En quoi, comment et à quel point les hommes sont-ils à la fois les promoteurs de l’Histoire et ses victimes ? Ses héros et ses dupes ? Les amants de Gertrude, que ce soit Henri Gadogan qui tombe dans une rivière gelée ou Dick Doughty-Wylie qui meurt au combat en Grèce, tous deux sont soufflés au combat, sacrifiés à la patrie, à l’amour, entrant dans la ronde des deuils à faire, pour l’héroïne surtout. Dick qui lui aura servi de belles envolées, aura failli. Fayçal, troisième fils de Hussein ibn Ali, chérif de La Mecque, gouverneur du Hedjaz, placé sur le trône en 1921, s’éloignera d’elle puisqu’il a été trompé (cf. les accords Sykes-Picot tenus secrets). Celle qui fut propulsée au sommet devient objet de méfiance, voire de répulsion. Très vite, trop vite, la solitude fondra sur ses épaules, la privée et la publique, la personnelle et la mondaine. Comme si l’œuvre de longue date entamée – elle va fonder le premier musée archéologique à Bagdad en 1922, ouvert au public peu avant sa mort en 1926 – dont les richesses sont les plus importantes du monde – devait s’effacer, laissant place à une intimité douloureuse, un oubli de tous et de tout, les prémices de la mélancolie flaubertienne.

“Il voyagea.
Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues.”
Chap. VI – Troisième partie
L’Éducation sentimentale Gustave Flaubert

Comme si tout lui paraissait dérisoire, inouï, désespérant. Le père – sixième fortune anglaise – sera ruiné, la fille désolée, le temps escamoté. C’est avec un soupçon de malheur que le roman s’évase. Dommage, dommage, on aimerait tant s’enthousiasmer auprès de Gertrude Bell et l’accompagner au mieux.
En tout cas, au travers de Mesopotamia, Olivier Guez a pris soin de nous embarquer dans une navigation pour le moins unique. Un roman exigeant qui impose d’approfondir nos connaissances – historiques notamment.

Image de Chroniqueuse : Myriam Mas

Chroniqueuse : Myriam Mas

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