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Philippe Cuisset, Il y a une jolie fleur non loin de Tirana, Elyzad, 21/04/2023, 1 vol. (160 p.), 19,50€.

Dans “Il y a une jolie fleur non loin de Tirana”, Philippe Cuisset présente un roman envoûtant et sombre qui nous entraîne dans les profondeurs de l’Albanie moderne, où les traditions séculaires et la mafia continuent de semer la violence. Cette création littéraire impressionnante et stimulante révèle, par le biais du périple tumultueux de l’héroïne Zilia, les pratiques effroyables qui subsistent ainsi que l’existence de l’Albanie en tant que décharge de l’Europe.

Alors que l’Albanie aspire à devenir candidate à l’Union européenne en rompant radicalement avec son passé communiste, elle conserve – dans le secret des familles – une terrible tradition : la loi du talion, incarnée par le Kanun, code ancestral régissant la vie rurale albanaise depuis cinq siècles. Ce système complexe de lois coutumières englobe alors tous les domaines de la vie comme l’héritage, le commerce, le mariage, et surtout les crimes et les délits. Lorsqu’un individu se trouve profondément offensé, sa lignée détient le droit d’ôter la vie à l’insulteur. Cependant, en agissant de la sorte, ladite famille devient ipso facto la cible de représailles émanant de la famille du défunt. Le parent mâle le plus proche de la victime se voit contraint de mettre à mort celui qui a perpétré le meurtre initial. Lorsqu’un homicide survient, la famille du mort réclame le tribut sanguin. Par la suite, les membres de la famille du meurtrier se retranchent en leur demeure, jouissant de l’inviolabilité domiciliaire prescrite par le Kanun, et au terme d’au moins quarante jours, sollicitent l’absolution. Si le pardon est octroyé ou qu’une vie est prise en représailles, la vendetta prend fin. Dans le cas contraire, la période de confinement peut se prolonger indéfiniment. Une escalade sans fin dans l’horreur.

Zilia au cœur d’une tradition de vengeance rituelle

Comment, au second millénaire, une telle tradition sanguinaire, peut-elle toujours se transmettre de génération en génération sur le continent européen ? C’est la première thématique que développe Philippe Cuisset dans son magnifique et saisissant roman : Il y a une jolie fleur non loin de Tirana. L’auteur explore avec brio les sujets de la violence, de la survie, de la tradition, de l’injustice, et de la quête d’identité à travers le parcours tumultueux de son héroïne Zilia.
Ce roman sombre et captivant nous plonge au cœur de l’Albanie contemporaine, où les lois ancestrales et la mafia règnent avec toujours plus de violence. Au fil des pages, le lecteur découvre un univers oppressant, mais il est aussi témoin de la force et de la résilience des personnages qui peuplent ce magnifique et troublant récit.
Le roman débute avec une scène qui pourrait nous paraître choquante : Zilia est contrainte de tuer son mari brutal afin d’échapper à une mort certaine. Condamnée à la fuite, et sous le coup du Kanun, elle traverse le pays à la recherche d’aide dans l’espoir d’un éventuel exil. Elle se réfugie chez son jeune frère, Hamza, qui devient alors la principale victime du Kanun, car c’est envers lui que le tueur désigné par la famille du mari assassiné devra assouvir la vengeance. Il faut partir. Disparaître. Hamza, conscient de son inéluctable destin, confie Zilia à la protection d’Artan, un collecteur de déchets œuvrant au sein de l’immense dépotoir de Durrës, deuxième ville du pays sur la rive orientale de l’Adriatique. Cette cité, plaque tournante de tous les trafics et de la mafia, est notoirement réputée comme le point de départ des boat people cherchant à fuir la misère en direction de l’Italie voisine. Et là se trouve le principal intérêt de l’ouvrage : nous révéler que l’Albanie est en passe de devenir le dépotoir de l’Europe !

L’Albanie poubelle de l’Europe

En effet, dans ce petit pays des Balkans, l’Albanie, où les décharges sauvages pullulent, la question des déchets est devenue hypersensible. Depuis plusieurs années, les ordures étrangères sont importées afin de soutenir l’économie locale, mais cela entraîne la prolifération d’organisations criminelles. Les chiffonniers, pour la plupart issus de la minorité rom ou de paysans pauvres, survivent en ramassant des déchets pour le recyclage, dans des conditions terriblement précaires et dangereuses. Les autorités sont incapables de gérer correctement ces déchets et des contrats troubles sont conclus sans transparence. Des enquêtes ont révélé des liens entre la mafia italienne et le commerce illégal de matières dangereuses vers l’Albanie. C’est la seconde thématique développée dans le roman : la gestion des déchets dont certains sont parmi les plus dangereux, et qui font l’objet de trafics illégaux.
Voilà la très grande force de ce roman : imbriquer ces deux thèmes de la violence exercée au nom de la tradition à l’encontre de Zilia, et du trafic des déchets au sein d’une décharge illégale et toxique, où elle a trouvé refuge sous une fausse identité, en y travaillant dans une misère absolue et dans des conditions insoutenables. Les descriptions des lieux et des situations sont d’une grande précision, permettant au lecteur de se représenter avec justesse l’environnement dans lequel évoluent les personnages. Les détails choisis par l’écrivain, tels que les odeurs et les sensations, renforcent l’immersion dans ce monde terrifiant. On comprend désormais pourquoi tant d’Albanais tentent de fuir leur pays. Le réalisme des situations et des lieux décrits témoigne du travail de documentation de Philippe Cuisset et de sa capacité à retranscrire avec force et authenticité les réalités qu’il a découvertes ou côtoyé. Les personnages féminins du roman sont particulièrement bien construits, et leur combativité face aux épreuves qu’elles traversent est un fil conducteur de l’œuvre. Car, dans ce roman, ce sont les hommes qui sont des lâches. Loin d’être de simples victimes, les femmes font preuve d’une force et d’une résilience admirables en ne renonçant jamais à lutter pour leur survie et leur dignité.

Comment désormais Zilia pourrait-elle s’échapper de ce monde sombre et violent, où un autre drame va avoir lieu, et où la mafia a pénétré toutes les strates d’une société définitivement corrompue ? Dans cette fange immonde, décrite avec réalisme, Zilia est comme une fleur fragile qu’on a envie de préserver. Qu’importe le crime qu’elle ait commis. Grâce à cette œuvre puissante et captivante, Philippe Cuisset réussit le tour de force de nous plonger dans un univers angoissant, en nous offrant une lecture inspirante de la plus triste des conditions humaines face  aux pires adversités.

cUISSET
Philippe Cuisset, né en 1961, vit à Reims. Professeur de lettres, il est l’auteur de trois romans et d’un texte poétique. Il est également bénévole dans des collectifs d’aide aux réfugiés. En 2017, il participe à la création des "Vagabonds", orchestre amateur réunissant musiciens albanais et français autour de rythmes des Balkans, qui a donné une quarantaine de concerts solidaires.
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Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

Auteur de nombreux essai courronés par plusieurs prix littéraires, Jean-Jacques Bedu est le fondateur de "Mare Nostrum - Une Méditerranée autrement" et Président du Prix Mare Nostrum.

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