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Mary Beard, IMPERATOR, Une histoire des empereurs de Rome, traduit de l’anglais par Souad Degachi et Maxime Shelledy,  Le Seuil, 06/09/2024, 528 p, 33 €.

Mary Beard, professeur émérite à Cambridge et auteure de SPQR, Histoire de l’Ancienne Rome (Perrin, 2016, Prix du livre d’Histoire de l’Europe 2017), nous présente Imperator, Une histoire des empereurs de Rome. Le livre est un pavé dans la Mare Nostrum de plus de 500 pages sur le monde antique. Il faut préciser pour éviter toute confusion – ce que savent tous les historiens et latinistes – que Jules César a été Imperator, général victorieux (d’où la couronne de lauriers arborée), mais jamais empereur (au sens large). L’introduction est en effet équivoque : “Les personnages que j’ai choisis pour tenir le rôle principal sont les quelque trente empereurs, ainsi que leurs conjointes, depuis Jules César (…) jusqu’à Alexandre Sévère”. L’auteure dissipe vite le doute : “Une fois que le premier empereur, Auguste, est établi”, mais la nomenclature des Personnages principaux ouvrant le livre cite Jules – car de la famille des Iule – César devant Auguste, tout comme le résumé de page de couverture : “De Jules César à Alexandre Sévère, l’Empire romain a été gouverné par des dizaines d’empereurs”. Comme rien n’est simple, l’auteure précise aussi que le tournant monarchique se fit “avec l’arrivée de Jules César, qui se trouvait à la charnière entre l’espèce de démocratie pratiquée à Rome et le règne des empereurs”. Suétone, dans La vie des douze Césars consacré à la vie des premiers empereurs, “choisit de commencer par Jules César, le premier des douze, le précurseur de la dynastie impériale”. Elle ajoute que “tous les souverains romains après lui adoptèrent le nom César (qui n’était auparavant qu’un simple nom de famille romain) comme partie intégrante de leur propre titre officiel”. César, le dictateur qui fait frapper de son vivant CAESAR IMP(ERATOR) (ou général victorieux) sur les deniers à son effigie, devient a posteriori synonyme panégyrique d’empereur jusqu’aux modernes Kaisers et Czars. Pour enfoncer le clou (non christique), Uderzo et Goscinny font dire au petit Gaulois dans Astérix aux Jeux Olympiques (Hachette, 1968) : “Salut vieux Jules !”, transformant le nom en prénom, César devenant le nom. Ce long liminaire posé, qui sont ces empereurs ? Quelle est l’étendue de leurs pouvoirs ? Leurs folies ? Comment vivent-ils et sont-ils perçus par les Romains, les hommes politiques, les écrivains et les artistes, qui forment un empire immense aux peuples pluriels et hétérogènes, proches et lointains ?

Des imperatores fous furieux

Les imperatores romains sont une trentaine, d’Auguste, petit-neveu de Jules César qui devient le premier empereur, à Alexandre Sévère, cousin et fils adoptif d’Héliogabale, qui lui succède. La période étudiée, longue de 300 ans, est somme toute arbitraire : elle va du milieu du Ier siècle avant J.-C. au milieu du IIIe siècle après J.-C. et fourmille d’exemples riches en anecdotes, couleurs et détails. Ces empereurs sont augustes (divins) et donc omnipotents et ivres de pouvoir. Ils peuvent tout exiger et donnent libre cours à leurs imaginations et cruautés les plus folles et débordantes pour satisfaire leurs envies et caprices. Tout le monde connaît Néron qui joue de la lyre pendant que Rome brûle ou qui joue dans une pièce de théâtre en interdisant à quiconque de sortir lors de sa prestation, Caligula qui nomme son cheval Incitatus consul ou qui organise un repas pour quinze personnes (sans compter les serveurs) sur les branches d’un platane, Hadrien qui fait construire son Mur ou ériger des milliers de statues représentant son esclave et amant Antinoüs mort, Vespasien qui crée l’impôt sur les latrines (“Pecunia non olet L’argent n’a pas d’odeur”, Titus qui imite les écritures des sénateurs et fait des faux. Pis, d’autres empereurs surprennent et terrorisent. Héliogabale, empereur à 14 ans (assassiné à 18 ans), est un hôte surprenant et sadique : repas aux aliments répondant à une seule couleur : vert, bleu ; invités par groupes thématiques : huit chauves, huit borgnes, huit obèses ; coussins péteurs se dégonflant lentement lors du repas ; animaux sauvages domestiqués (ours, léopards) lâchés après le repas parmi les convives endormis provoquant des morts par frayeur ou par mise en pièces ou par dévoration ; invités noyés et asphyxiés dans un flot de pétales de fleurs. Vivant et travaillant la nuit et dormant le jour, il fait une tentative de changement de sexe, ce qui fait de lui le premier transgenre de l’Histoire. Selon Dion Cassius, Domitien, assurément d’humeur noire, organise un jour un festin uniquement décoré en noir (lits de tables peints et esclaves africains) avec des mets habituellement funéraires dans des plats noirs, l’empereur ne parlant que de sujets funèbres. La soirée finie, les invités rentrent chez eux et, effrayés, entendent violemment toquer à leur porte. Ce sont des porteurs impériaux qui viennent leur offrir une fausse pièce tombale en argent, certains ne donnant qu’un plat précieux du festin reçu. Cet humour noir montre l’état d’esprit, manipulateur et pervers, de l’empereur. Un autre jour, une pluie drue de pommes et de poires dures versée sur ses invités occasionne moult bosses et ecchymoses. Domitien est un voleur et un meurtrier qui veut tout posséder et qui, pour avoir “tous les étangs, lacs et prairies”, se délecte de l’élimination des personnages les plus distingués de Rome et cumule le plaisir de tuer à celui de posséder. Aucun sénateur, aucun bien, n’est à l’abri de sa cupidité. Tous vivent dans la terreur de recevoir une invitation à dîner dans son palais, d’être la cible d’accusations inventées de toutes pièces par sa police secrète, d’entendre de sinistres coups à leur porte. Les récits, invraisemblables ou affabulatoires, montrent la représentation des Romains sur leur empereur, un mauvais dirigeant que beaucoup de Romains sont d’ailleurs incapables de nommer, l’empire étant immense !

Des imperatores sanglants et sanguinaires

L’imperator, pour reprendre l’expression de José Maria de Heredia dans Soir de Bataille, est sanglant, du sang versé de ses ennemis. Il est même sanguinaire et aime verser celui de ses concitoyens par crainte et par prévention de conspirations et d’assassinats engendrés par ses folies et cruautés. Des escouades de tueurs à gage éliminent ou poussent au suicide les sénateurs gênants ou les sujets déloyaux. Les pseudo-procès pour trahison aboutissent à des condamnations à mort pour des crimes pour nous insignifiants (critique de l’empereur, détérioration d’une statue impériale). Peu d’empereurs n’ont pas de sang sur les mains. Un ami d’Auguste, qui a eu l’imprudence de parler de la succession de l’empereur, vient lui présenter comme chaque jour son respect : “Bonjour César” et se voit répondre : “Au revoir Fulvius”. Cette réponse vive et sanglante apeure ce dernier qui rentre chez lui et se suicide. Sous Claude, contrairement à l’image débonnaire de Moi, Claude de Robert Graves (l’ouvrage date, il est vrai, de 1934), Suétone affirme que pas moins de trente-cinq sénateurs sur six cents, sont mis à mort, qu’ils soient coupables ou non. Certains empereurs prennent plaisir à humilier publiquement les sénateurs : Héliogabale les insulte ; Domitien leur rote au visage ; Commode, lors de jeux du cirque, coupe un jour la tête d’une autruche et, s’approchant des sénateurs assis au premier rang, la brandit devant eux avec un sourire menaçant ; il livre des combats réels dans les arènes et tue ses adversaires, mais souvent ne leur coupe que le nez et les oreilles ; Caligula emmène dans son lit, au beau milieu d’un banquet au vu et su de toutes et de tous, les épouses des sénateurs, puis, de retour, commente à voix haute leurs performances et défaillances ; Caligula force des sénateurs à le servir à table ; le même suggère, lors d’une discussion, qu’un seul hochement de sa tête équivaut à un égorgement ou oblige un homme libre, qu’il vient de gracier pour une hypothétique conspiration, à embrasser son pied et non son bras (sur le sadisme sans limites de Caligula, cf. Caligula de Tinto Brass de 1979, film interdit aux moins de dix-huit ans et distribué en versions censurées et non censurées). En réponse, des sénateurs rient mais doivent se retenir pour ne pas exagérer et provoquer l’ire de l’empereur, ne coopèrent plus en restant simplement chez eux, usent d’une fausse naïveté ou flattent l’empereur. D’autres résistent, se révoltent et complotent. S’agissant des jeux du cirque, les empereurs se vantent des massacres organisés. Auguste aurait fait combattre dix mille gladiateurs au cours de son règne, Titus aurait fait tuer cinq mille animaux en un seul jour, Trajan en aurait fait massacrer onze mille en cent vingt-trois jours. Ces chiffres, certes exagérés, font partie de l’hyperbole et de la vantardise et étalent publiquement la violence, la démesure, la richesse et le pouvoir des empereurs. Ceux-ci offrent aussi des intermèdes sanguinolents avec des chasses aux animaux, des reconstitutions de tableaux héroïques (Hercule brûlé vif sur un bûcher funéraire), et (plus tard) des exécutions de Chrétiens, crucifiés à mort, brûlés, livrés aux bêtes féroces, obligés de combattre entre eux.

Les femmes, influenceuses des imperatores

Les empereurs romains ne sont que des hommes, il n’y a pas de femme comme en Orient (cf. Théodora, impératrice de Byzance de Riccardo Freda de 1954), mais les épouses et mères peuvent jouer un grand rôle et influencer maris et fils. La dure et sadique Livie, Messaline aux mœurs dissolues, Julia Domna, l’épouse de Septime Sévère, sont les femmes les plus tristement célèbres du palais impérial. Dire que les femmes (antiques) sont avides de pouvoir est un cliché : le bruit court ainsi que Livie, manipulatrice meurtrière, fait tout pour éliminer tous ceux qui, dans la succession impériale, font obstacle à son fils Tibère, et se vante, selon Dion Cassius, de l’avoir fait empereur. Agrippine, qui succède à Messaline en tant qu’épouse de Claude, fait de même pour son fils Néron. Parmi les femmes du palais, figurent les femmes les plus débauchées de l’empire : libertines, adultères, nymphomanes, incestueuses. Fantasme masculin intemporel ? Messaline aurait battu une célèbre prostituée lors d’un concours visant à déterminer qui aurait des relations sexuelles avec le plus grand nombre d’hommes en une seule journée. Faustine la jeune – pompeusement surnommée la mère des camps (mater castrorum) – épouse de Marc-Aurèle et mère de Commode, a la réputation de s’encanailler avec la plèbe. La rumeur veut même que Commode soit le fils biologique de l’un de ses nombreux amants gladiateurs tombés dans ses rets. Dès lors, on comprend mieux le choix non innocent du titre Gladiator de Ridley Scott de 2000, film qui oppose l’Imperator (général victorieux) Maximus Decimus à l’Imperator (empereur) Commode, jaloux. Déchu comme gladiateur, il reste toutefois le héros principal du long métrage, enflammant les femmes, les spectateurs et les soldats, et le double déformé de l’empereur qui perd a contrario son prestige. Une affaire éclaire grandement le pouvoir officieux des femmes. Sous le règne de Tibère, un homme est accusé de trahison et de meurtre du prince impérial Germanicus, tout comme sa femme. La vieille Livia intervient en sa faveur au nom de leur amitié et son intercession est décisive pour le jugement du Sénat, qui précise cependant que la non-demande de l’accusée à Livie a emporté sa décision.

Résumer un tel livre, à l’échelle d’un empire, est une gageure. Le texte est dense, érudit et instructif, mais aisé et plaisant à lire – merci aux deux traducteurs : Souad Degachi et Maxime Shelledy. Il offre une lecture passionnante et vivifiante de la vie des palais et des cours (les repas et les complots), le travail de l’empereur, celui des fonctionnaires et des esclaves, les temps libres (sexualité, jeux du cirque, hippodromes et courses de chars, théâtre, littérature), les arts, la médecine, la religion, la guerre, la citoyenneté et la politique. L’Empire romain, immense, était-il moins ou plus violent que celui d’aujourd’hui ? Si la Rome antique ne peut apporter de solutions à nos problèmes actuels, l’exploration de ce monde peut, nonobstant, nous aider à mieux percevoir le nôtre, comme un miroir déformant. Pour conclure, au contenu textuel déjà riche s’ajoutent une iconographie incroyablement variée et abondante (102 illustrations, parfois pleine page et en couleurs, avec des dessins, des plans, des tableaux chiffrés et nominaux, des pièces de monnaie, des sculptures, des peintures, des fresques…), la liste des différentes dynasties impériales, une chronologie littéraire (de 49 avant J.-C. à 238 après J.-C.), un classique Index, et, en bonus, une quarantaine de pages sur les lectures complémentaires et les lieux à visiter. Imperator, Une histoire des empereurs de Rome est une mini-encyclopédie, complète et exhaustive, à lire et à regarder sans modération – tel César ou Auguste – sur le monde antique romain.

Image de Chroniqueur : Albert Montagne

Chroniqueur : Albert Montagne

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