Temps de lecture approximatif : 4 minutes

Joël Egloff, Ces féroces soldats, Buchet-Chastel, 22/08/2024, 240 pages, 20,5 €

Un fils enquête sur le destin tumultueux de sa famille pendant la Seconde Guerre mondiale. Un récit poignant et immersif, entre ombres et lumières, qui révèle l’absurdité de la guerre et les blessures invisibles qu’elle laisse sur son passage. Une ode à la résilience humaine face aux traumatismes du passé.

Un sujet encore tabou

Dans Ces féroces soldats, Joël Egloff nous livre un récit intime et puissant, un retour sur les traces de ses parents, enfants et adolescents en Moselle annexée durant la Seconde Guerre mondiale. Ce contexte singulier façonne une existence paradoxale où la guerre devient le quotidien. Plus spécifiquement, Joël Egloff explore le phénomène méconnu et encore tabou des « Malgré-nous », ces jeunes alsaciens et mosellans incorporés de force dans l’armée allemande. Ce récit se construit comme une quête identitaire où le narrateur tente de comprendre le silence qui entoure l’histoire de ses parents. Les événements sont relatés avec précision, non pas de façon chronologique, mais en se focalisant sur des moments marquants, gravés dans la mémoire collective familiale, des bribes de souvenirs parfois contradictoires et des récits parcellaires. Ce choix narratif amplifie la puissance des non-dits et la difficulté de saisir l’entièreté de la tragédie vécue.

L'odyssée de la Moselle annexée : "Vivre l’exil à l’intérieur"

L’auteur dresse un tableau saisissant de l’exil intérieur que vivent les Mosellans face à l’occupation. Cet « exil à l’intérieur » comme il l’appelle avec justesse, révèle le déchirement identitaire d’une population partagée entre deux cultures et deux langues, forcée de composer avec une « nationalité changeante », à la merci du déplacement arbitraire des frontières. « Ils en ont vu du pays, en trois guerres, les gens d’ici. Tout en restant chez eux. Français avant 1871. Allemands, ensuite, jusqu’en 19. Français, de nouveau, jusqu’en 40. Allemands jusqu’en 45. Français, enfin, pour de bon« , relate l’auteur avec force, témoignant de l’absurdité et du traumatisme que cela représente pour ses proches et plus largement, pour une génération entière.
Ce récit prend la forme d’une quête poignante, non seulement de la vérité mais également de ces liens perdus et jamais renoués. “Je voudrais retrouver cette lettre…”, répète inlassablement le narrateur. C’est par cette lettre envoyée par son père en 1943, et restée introuvable jusqu’à ce jour, que Joël Egloff tente de reconstituer les années sombres de l’incorporation de force. On perçoit ici toute la complexité d’appréhender une vérité insaisissable, toujours floue, laissant au lecteur le soin d’assembler les pièces d’un puzzle émotionnel aussi touchant qu’imparfait.

L'engrenage de l'incorporation de force et la mécanique de l’endoctrinement

Au fil des pages, Joël Egloff relate avec une justesse poignante le processus d’enrôlement de son père. Ce “service du travail du Reich” se transforme en une mécanique impitoyable qui broie les individualités. On perçoit le poids de l’embrigadement, de la propagande, la force de la “sippenhaft” (responsabilité familiale collective), qui liait le destin des “Malgré-nous” à celui de leurs proches et les rendait collectivement vulnérables. On suit, non sans une certaine empathie mêlée de tension, le parcours de ce jeune homme qui, tout en intégrant progressivement le vocabulaire de la guerre et les réflexes du parfait soldat, cherche désespérément à rester anonyme. À ce titre, le passage relatant l’épisode de la « balle de fête foraine » trouvée par un ami du narrateur et ramenée chez son père révèle l’atmosphère pesante qui règne au sein de cette famille marquée par le souvenir de la violence, le déni face à la réalité, et une profonde défiance envers la mécanique infernale de la guerre. “Tu ne supportais pas la violence dans les films à la télé. Tu pouvais te mettre en colère et quitter la pièce.« , nous rappelle le narrateur.

Les paradoxes de l'existence pendant la guerre

Tout au long du récit, se dévoile un portrait d’un homme confronté aux paradoxes de l’existence en temps de guerre. Des moments sombres, comme le récit des bombardements, de l’exécution du gradé accusé d’homosexualité, côtoient des épisodes insoupçonnés, sources de légèreté et d’amitiés improbables, comme le cantonnement des soldats américains dans sa famille française, l’apprentissage de l’anglais et les lettres des fiancées, sans oublier le retour furtif de la montre du père – alors SS  –  envoyée par un horloger hollandais, comme la promesse d’un temps futur retrouvé.
Chaque fois que tu évoquais ces moments, te revenait en mémoire le poème que Rémi avait écrit deux mois plus tard. Il l’avait intitulé : Un départ. C’est le poème d’un adolescent. Il est fort et fragile à la fois.” Ces instants fugaces d’apaisement révèlent toute la force de la résilience, la nécessité de s’accrocher à la vie et aux liens précieux qui nous restent. Ce sont aussi des occasions de “faire semblant”, comme les séances de cinéma interdites aux jeunes, ou ce récit d’un “sandwich providentiel” récupéré dans un fossé au retour d’une séance, témoignant d’une certaine insouciance, nécessaire à la survie psychologique. On pense ici à Romain Gary, qui racontait avec un mélange d’humour et de cynisme ses missions dans la Royal Air Force dans Éducation européenne, et sa description de la “trouille bleue”, ce sentiment ambigu d’excitation et de terreur que l’on ressent lorsqu’on se confronte à la mort de près.

Le devoir de mémoire et la puissance des silences

Avec Ces féroces soldats, Joël Egloff accomplit un travail nécessaire de mémoire, donnant voix à ceux que l’Histoire a trop souvent réduits au silence. L’ouvrage interroge non seulement la violence absurde de la guerre, ses implications sur le destin d’une famille mais soulève également des questions plus vastes : celle de l’identité, de la culpabilité, du pardon et de la transmission. L’approche introspective et sincère de l’auteur, qui préfère souvent laisser planer le doute sur certains faits plutôt que de s’engager dans des conclusions hâtives, rend le récit d’autant plus touchant et universel.
Heureusement, le père du narrateur ne fit pas partie de ces “Malgré-nous” qui furent les artisans de l’ignoble massacre d’Oradour sur Glane, mais l’auteur – avec une grande pudeur – est taisant sur les actions du soldat SS. Par ce récit profondément humain – et en particulier le dénouement –, Joël Egloff contribue à déconstruire un pan occulté de notre histoire, offrant au lecteur un espace de réflexion et d’empathie indispensable.

Faire un don

Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.

Vous aimerez aussi

Voir plus d'articles dans la catégorie : Actualités littéraires

Comments are closed.