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Proust, Marcel, Journées de lecture, illustrations de Pascal Lemaître, Éditions de l’Aube, 25/08/2022, 1 vol. (139 p.), 15,90€.

Rééditions, publications d’inédits. Le monde des lettres permet de découvrir ou redécouvrir périodiquement des manuscrits d’auteurs, parfois volontairement laissés dans l’ombre par ces derniers, ou juste oubliés. Journées de lecture, de Marcel Proust, exhumé par les éditions de l’Aube, sort ainsi de sa modeste condition de préface pour acquérir le statut d’œuvre à part entière. Une préface néanmoins conséquente, à la traduction par l’écrivain de Sésame et les lys, de John Ruskin, puisqu’elle comporte 80 pages et un appareil de notes très étoffé. Le titre, donné par l’éditeur, résume bien le propos du livre, avec sa couverture en papier toilé, délicatement illustré par Pascal Lemaître.
Le livre s’ouvre sur une évocation des lectures d’enfance. L’auteur considère comme les plus pleinement vécus les jours que l’on a pu passer avec son livre préféré. Les interruptions qui en jalonnaient l’appréhension, loin d’être perçue aujourd’hui comme importunes, permettent de retrouver le temps perdu « et, s’il nous arrive encore aujourd’hui de feuilleter ces livres d’autrefois, ce n’est plus que comme les seuls calendriers que nous ayons gardés des jours enfuis, et avec l’espoir de voir reflétés sur leurs pages les demeures et les étangs qui n’existent plus. » Le rapport aux livres, au temps, à la mémoire a constitué Proust comme écrivain,  et cette préface renoue avec certaines obsessions de La Recherche. L’auteur aime à en rappeler les circonstances, à décrire les paysages et les lieux qui les ont abrités, l’état d’esprit qui les accompagnait.

De temps en temps, on entendait le bruit de la pompe d’où l’eau allait découler et qui vous faisait lever les yeux vers elle et la regarder à travers la fenêtre fermée, là, tout près, dans l’unique allée du jardinet qui bordait de briques et de faïences en demi-lunes ses plates-bandes de pensées : des pensées cueillies, semblait-il, dans ces ciels trop beaux, ces ciels versicolores et comme reflétés des vitraux de l’église qu’on voyait parfois entre les toits du village, ciels tristes qui apparaissaient avant les orages, ou après, trop tard, quand la journée allait finir.

La description se nimbe d’une mélancolie quasi sacralisée, qui unit le paysage réel et celui, intérieur, du jeune Marcel. L’évocation de sa famille suscite des souvenirs empreints de sensualité, comme la description des fraises à la crème, chef-d’œuvre d’un oncle « horticulteur et cuisinier », qui les mêlait, « dans des proportions toujours identiques, s’arrêtant juste au rose qu’il fallait, avec l’expérience d’un coloriste et la divination d’un gourmand », souvenir aussi esthétique que celui du café réalisé par ce même oncle, et de la cloche de verre dont les parois embuées se paraient « d’une cendre odorante et brune ». Les mets évoqués par Proust possèdent pour lui la perfection d’une sonate.
Mais le lieu privilégié de la lecture reste l’espace de la chambre, dont la beauté, selon William Morris, qu’évoque brièvement l’écrivain, réside dans la fonctionnalité. Ayant édicté cette règle esthétique, l’auteur affirme que sa chambre tire au contraire la sienne des objets de plaisir qui la peuplent :

Ces hautes courtines blanches qui dérobaient aux regards le lit placé comme au fond d’un sanctuaire ; la jonchée de couvre-pieds en marceline, de courtepointes à fleurs, de taies d’oreillers en batiste, sous laquelle il disparaissait le jour, comme un autel au mois de Marie sous les festons et les fleurs, et que, le soir, pour pouvoir me coucher, j’allais poser avec précaution sur un fauteuil où ils consentiraient à passer la nuit ; à côté du lit, La Trinité du verre à dessins bleus, du sucrier pareil et de la carafe(toujours vide depuis le lendemain de mon arrivée sur l’ordre de ma tante qui craignait de me la voir "répandre"), sortes d’instruments de culte…

L’auteur, après avoir évoqué la joie que lui procuraient ses lectures, décrit le chagrin éprouvé en devant quitter ses héros préférés, une fois l’ouvrage fini. Il montre la désinvolture et la cruauté de l’auteur qui les expédie dans un épilogue, comme si « une personne indifférente à nos passions du jour s’était substituée à lui ». Si la lecture ne devait pas « jouer dans la vie le rôle prépondérant que lui assigne Ruskin » dans son livre, Proust place à part celles de l’enfance. Il résume les idées de l’écrivain anglais qu’il traduit et préface, dans quelques pages aussi percutantes que poétiques, puis s’en sépare en maintenant une distance critique. Le texte de Ruskin lui permet de déployer sa propre pensée, mais d’évoquer aussi le bonheur provoqué, une vingtaine d’années auparavant, par son immersion dans l’univers du Capitaine Fracasse. Gautier, dont il juge les métaphores un peu faibles, fait montre dans ce roman d’une intuition de la beauté que révèlent une ou deux citations, dont l’une lui « donnait une véritable ivresse », lui faisant apercevoir « une Antiquité merveilleuse à travers ce Moyen Âge », et lui permettent d’espérer d’autres révélations du même ordre : quel jugement porter sur des écrivains de renom, ou par quels moyens accéder à la vérité ? Il décrit ainsi le rôle joué par les beaux livres dans notre vie spirituelle :

Nous sentons très bien que notre sagesse commence là où celle de l’auteur finit, nous voudrions qu’il nous donnât des réponses, quand tout ce qu’il peut faire est de nous donner des désirs. Et ces désirs, il ne peut les éveiller en nous qu’en nous faisant contempler la beauté suprême à laquelle le dernier effort de son art lui a permis d’atteindre… Car c’est en effet de l’amour que les poètes éveillent en nous de nous faire attacher une importance littérale à des choses qui ne sont pour eux que significatives d’émotions personnelles.

C’est sans doute à travers cette aspiration que Proust écrivain rejoint Proust lecteur. Tout son art ne résume-t-il pas à faire éprouver à ses propres lecteurs ce qu’il a lui-même ressenti en lisant d’autres auteurs ? Il évoque également, bien avant Régine Detambel et sa bibliothérapie, la dimension thérapeutique des livres pour les malades.

Pour lui, le livre n’est pas l’ange qui s’envole aussitôt qu’il a ouvert les portes du jardin céleste, mais une idole immobile, qu’il adore pour elle-même…

Proust met enfin en évidence cette étrange forme d’amitié que représente la lecture :

Mais du moins, c’est une amitié sincère, et le fait qu’elle s’adresse à un mort, à un absent, lui donne quelque chose de désintéressé, de presque touchant. C’est de plus une amitié débarrassée de tout ce qui fait la laideur des autres.

Ainsi, l’écrivain consacre une série de pages à cette relation amicale, dont il cite un certain nombre d’exemples. Il revient enfin à l’usage de la première personne pour rapprocher certaines de ses lectures d’une sensation onirique éprouvée à Venise, en montrant comment le passé peut resurgir au cœur du présent.

Un merveilleux opuscule, un peu mélancolique, aux illustrations délicieuses, qui nous renvoie à nos premiers plaisirs de lecteur. Dans cette préface, l’écrivain condense ses thématiques favorites, tout en rendant un vibrant hommage aux auteurs qui l’ont précédé, et lui ont permis de se construire. Sa préface nous apprend plus sur son univers intime, que sur l’ouvrage de Ruskin. Précieux témoignage, il complète notre connaissance de l’enfance du jeune Marcel, et de ses goûts à l’âge adulte. Ce très beau texte, inconnu de la plupart, ravira indéniablement les amoureux de La Recherche.

Image de Chroniqueuse : Marion Poirson

Chroniqueuse : Marion Poirson

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